70. C'est Périclès, il me semble, qui a répondu, comme on lui demandait comment il se portait : « Vous pouvez en juger par ça... », en montrant les amulettes qu'il portait au cou et au bras. Il voulait dire par là qu'il était bien malade, puisqu'il en était arrivé à avoir recours à des choses aussi vaines, et à s'être laissé affubler de cette façon. Je ne dis pas que je ne puisse être amené un jour à cette idée ridicule de soumettre ma vie et ma santé à la merci et aux ordres des médecins : il se pourrait que je tombe dans cette sottise, je ne puis répondre de ma fermeté future. Mais même alors, si quelqu'un me demande comment je me porte, je pourrai lui dire, comme Périclès : « Vous pouvez en juger par ça... » en montrant ma main chargée de six dragmes791 d'opiate792. Ce sera le signe tout à fait évident d'une maladie violente, puisqu'on y verra que mon jugement est complètement détraqué. Si la frayeur et l'incapacité de supporter le mal obtiennent cela de moi, on pourra facilement en conclure que mon âme est en proie à une fièvre vraiment terrible.
71. J'ai pris la peine de plaider cette cause, dans laquelle je ne suis pas très compétent, pour appuyer et conforter un peu ma tendance naturelle à me défier des drogues et des pratiques de notre médecine, tendance qui me vient de mes ancêtres. Et je l'ai fait pour que ce ne soit pas seulement une inclination stupide et incontrôlée, mais qu'elle ait un peu plus de tenue. Afin aussi que ceux qui me voient si ferme contre les exhortations et menaces que l'on me fait quand mes maladies me prennent, ne pensent pas qu'il s'agisse là d'une simple obstination ; ou qu'il n'y ait pas quelqu'un d'assez mauvais pour penser qu'il s'agisse d'un quelconque souci de gloriole. Ce serait vraiment un désir bien placé que de vouloir tirer honneur d'une attitude que j'ai en commun avec mon jardinier et mon muletier ! Certes, je n'ai pas le cœur assez enflé ni si plein de vent pour échanger un plaisir aussi solide, aussi charnu et substantiel que la santé contre un plaisir imaginaire, immatériel et creux. La gloire, même celle des quatre fils Aymon, est trop cher payée pour un homme comme moi, si elle lui coûte seulement trois sous de « coliques ». La santé, de par Dieu !
72. Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides. Je ne hais pas les opinions contraires aux miennes. Cela ne m'effraie pas du tout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d'autrui, et je ne me coupe pas pour autant de la société des hommes qui ont un autre point de vue et sont d'un autre parti que le mien. Au contraire (comme la diversité est la méthode la plus générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits d'une substance plus souple et plus susceptible d'avoir des formes variées), je trouve qu'il est bien plus rare de voir s'accorder des caractères et des desseins. Et il n'y eut jamais au monde deux opinions semblables, pas plus que deux cheveux, ou deux grains. Leur façon d'être la plus générale, c'est la diversité.
NOTES
1 Celle de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gallimard, Coll. «Pléiade», 2007 (texte de 1595). L'article cité est celui du «Mondes des Livres» du 15 juin 2007, intitulé «Montaigne, retour aux sources».
2 Montaigne a repris, en la traduisant, l'épitaphe latine du pape Boniface VIII. Celle-ci est mentionnée dans les « Annales d'Aquitaine » de J. Bouchet.
3 Montaigne écrit : « des-reglements » ; j'ai conservé le trait d'union qui renforce l'idée.
4 Il s'agit bien sûr du caméléon. Le mot est attesté dès le XIIe s.
5 Montaigne écrit « bonasse ». Il existe un mot « bonace » encore usité de nos jours, pour désigner le calme plat. On pourrait l'utiliser ici.
6 Montaigne citera plus loin encore ces mêmes vers (Chap. 12, § 388).
7 Lucrèce, femme de Tarquin Collatin, dont la vertu devint légendaire : pendant que son mari participait au siège d'Ardée, elle fut violée une nuit par Sextus Tarquin qui s'était introduit chez elle. A son père et son mari qu'elle fit venir, elle révéla le crime qu'elle avait subi, et se tua ensuite devant eux d'un coup de poignard.
8 A. Lanly traduit par « ne trouve avec elle son heure », expression qui me semble un peu trop obscure.
9 Montaigne ne fait ici que démarquer un passage de Plutarque, mais si l'on s'y reporte (Vies... Vie de Pélopidas,p. 537, 2-4), on pourra admirer comment il sait rendre en quelques lignes toute la saveur de ce long passage.
10 Dans l'« exemplaire de Bordeaux », on lit « Mechmet ». En fait il s'agirait de Mahomet II, sultan né en 1430, qui s'empara de Constantinople en 1453 ; c'est en 1479 qu'il fit une expédition contre les Hongrois ; elle se termina par un échec. L'édition de 1595 écrit « Mahomet ».
11 Terme de logique néo-scolastique ; procédé consistant à diviser les arguments en paires, dont chacune comporte au moins un élément opposé à l'un des éléments de l'autre. Les commentateurs considèrent que le début du chapitre 11 (« Sur la cruauté ») est composé selon ce procédé.
12 Une citation de Cicéron : De Natura Deorum, I, 21 (« Ils méprisent la volupté, mais sont trop faibles dans la souffrance ; ils dédaignent la gloire, mais une mauvaise réputation les abat. ») a été ajoutée ici à la main (par Montaigne?) dans l'interligne de l'« exemplaire de Bordeaux » ; curieusement, elle ne figure pas dans l'édition de 1595. Aurait-elle donc été rajoutée postérieurement à la copie dont semblent avoir disposé P. de Brach et Mlle de Gournay ?
13 Je n'ai pas trouvé la formulation précise de la « devise » de Talbot. Montaigne écrit « avau le vent » pour « a vau le vent », qu'A. Lanly traduit par « au gré du vent ». Mais cela ne me semble pas rendre complètement le sens, que je rapprocherais plutôt de l'expression « à vau-l'eau » qui est encore usitée aujourd'hui : « à vau », c'est « à val », donc « en aval », vers le bas, suivant simplement la pente naturelle — mais aussi avec une valeur dépréciative. J'ai donc conservé l'expression telle quelle, en ajoutant les traits d'union pour mieux la marquer.
14 Tous les commentateurs disent ici : « l'Allemagne », qui n'était pas très appréciée, en effet, des Français de l'époque.
15 Voir notamment Sénèque (De la tranquillité de l'âme XVII, p.690) : « Liber l'inventeur du vin, s'appelle ainsi, non parce qu'il délie les langues, mais parce qu'il libère l'âme des soucis dont elle est esclave... »
16 Flavius Josèphe De vita sua, §44.
17 Le vers exact est : « Inflatum hestero venas, ut semper, Iaccho ».
18 A. Lanly conserve « leur rang », et précise en note (II, 16, note 14) : « apparemment : la section, l'escouade à laquelle ils appartiennent. ». Je comprends différemment.