J'ai reçu l'ordre d'apporter au Dieu des Enfers
Son tribut86, et je te délivre de ton corps.
[Virgile Énéide IV, 702]
17. Les quelques mots et réponses brèves et incohérentes qu'on arrache parfois aux prisonniers à force de leur crier dans les oreilles et de les rudoyer, les mouvements qui semblent exprimer quelque consentement à ce qu'on leur demande, tout cela ne signifie nullement qu'ils vivent, du moins qu'ils vivent vraiment. C'est ce qui nous arrive à nous aussi, quand nous sommes au bord du sommeil, avant qu'il se soit complètement emparé de nous ; nous ressentons comme en un songe ce qui se passe autour de nous, nous entendons les voix d'une oreille vague et incertaine, comme si elles ne parvenaient qu'au bord de l'âme, et les réponses que nous faisons aux dernières paroles qu'on nous a adressées, si elles ont un sens, le doivent en grande partie au hasard.
18. Et maintenant que j'ai réellement éprouvé cela, il ne fait plus de doute pour moi que j'en avais bien jugé auparavant. Et tout d'abord, parce que bien qu'étant évanoui, je m'abîmais les ongles à vouloir ouvrir mon pourpoint (je ne portais pas d'armure) sans même avoir pourtant conscience d'être blessé : c'est qu'il y a des mouvements qui se produisent en nous, et qui ne relèvent pas de notre décision.
A demi-morts, les doigts s'agitent comme pour saisir encore l'épée.
[Virgile Énéide X, 396]
Ceux qui tombent jettent ainsi les bras en avant, par une impulsion naturelle : nos membres se prêtent ainsi assistance et ont des mouvements indépendants de notre volonté. On dit que les chars armés de faux coupent si vite les membres qu'on en voit des morceaux s'agiter à terre avant même que la douleur — tant le coup est rapide — ait eu le temps de parvenir à l'âme.
19. Mon estomac étant encombré de tout ce sang caillé, mes mains s'y portaient d'elles-mêmes, comme elles le font souvent, à un endroit qui nous démange, contre l'avis de notre volonté. Il y a beaucoup d'animaux, et même des hommes, dont on voit les muscles se contracter et remuer après leur mort. Chacun sait par expérience qu'il y a des parties de son corps qui se mettent en mouvement, se dressent et s'affaissent, bien souvent sans sa permission. Or ces mouvements que nous subissons, qui ne nous affectent qu'en surface — « par l'écorce » pourrait-on dire-, ne peuvent prétendre nous appartenir : pour que ce soient vraiment les nôtres, il faut que l'individu y soit tout entier engagé ; et les douleurs que ressent le pied ou la main pendant que nous dormons ne font pas vraiment partie de nous.
20. Comme j'approchais de chez moi, où la nouvelle de ma chute était déjà parvenue, et que les gens de ma famille arrivaient, avec les cris habituels pour ce genre de choses, non seulement je répondis par quelques mots à ce qu'on me demandait, mais de plus, on raconte que j'ai pensé à commander qu'on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s'empêtrer et se démener sur le chemin qui est pentu et malaisé... Il semble que cette idée aurait dû provenir d'un esprit éveillé — et pourtant le mien ne l'était pas du tout. En fait mes pensées étaient comme vides, nébuleuses, provoquées par les sensations venant des yeux et des oreilles : elles ne venaient pas réellement de moi. Je ne savais ni d'où je venais, ni où j'allais, je ne pouvais apprécier ni considérer ce qu'on me demandait, ce n'étaient que les faibles effets que les sens produisent d'eux-mêmes, comme par habitude ; et ce que l'esprit y apportait, c'était en songe, très légèrement concerné, comme léché seulement, et irrigué par les molles impressions venues des sens.
21. Mon état, pendant ce temps, était en vérité très doux et paisible ; je ne ressentais aucune affliction ni pour autrui ni pour moi : c'était de la langueur et une extrême faiblesse, sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m'eut couché, ce repos me procura une infinie douceur, car j'avais été rudement tiraillé par ces pauvres gens qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et très mauvais chemin, et fatigués les uns après les autres, avaient dû se relayer deux ou trois fois. On me présenta alors force remèdes, dont je ne pris aucun, persuadé que j'étais d'avoir été mortellement blessé à la tête. Et c'eût été, sans mentir, une mort bienheureuse, car la faiblesse de mon raisonnement m'empêchait d'en avoir conscience, et celle de mon corps d'en rien ressentir. Je me laissais couler si doucement, si facilement et si agréablement, que je ne connais guère d'action moins pénible87 que celle-là.
22.
Lorsqu'enfin mes sens reprirent quelque vigueur
[Ovide Tristes I, III, 14]
c'est-à-dire deux ou trois heures plus tard, je sentis revenir brutalement mes douleurs, tous mes membres ayant été comme moulus et froissés par ma chute, et je m'en trouvai si mal les deux ou trois nuits suivantes que je crus pour le coup mourir encore une fois, mais d'une mort plus aiguë celle-là, — et je ressens encore aujourd'hui88 les séquelles de ce traumatisme. Je ne veux pas oublier ceci : la dernière chose que je parvins à retrouver, ce fut le souvenir de cet accident ; et je me fis redire plusieurs fois où j'allais, d'où je venais, à quelle heure cela m'était arrivé, avant de parvenir à comprendre ce qui s'était passé. Quant à la façon dont j'étais tombé, on me la cachait, par faveur pour celui qui en avait été la cause, et on m'en inventait d'autres. Mais longtemps après, un matin, quand ma mémoire parvint à s'entr'ouvrir, et à me représenter l'état dans lesquel je m'étais trouvé au moment où j'avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l'avais vu sur mes talons, et m'étais tenu pour mort, mais cette idée avait été si soudaine que la peur n'avait pas eu le loisir de s'y introduire), il me sembla qu'un éclair venait me frapper l'âme et que je revenais de l'autre monde.
23. Le récit d'un événement aussi banal serait au demeurant assez dérisoire, n'était l'enseignement que j'en ai tiré pour moi-même ; car en vérité, pour s'habituer à la mort, je trouve qu'il n'est pas de meilleur moyen que de s'en approcher. Or, comme dit Pline89, chacun est pour soi-même un très bon sujet d'étude, pourvu qu'il soit capable de s'examiner de près. Ce que je rapporte ici, ce n'est pas ce que je crois, mais ce que j'ai éprouvé ; ce n'est pas la leçon d'autrui, mais la mienne.
24. Il ne faut pourtant pas m'en vouloir si je la fais connaître90. Car ce qui m'est utile peut aussi être utile aux autres, à l'occasion. Et de toutes façons, je ne fais de tort à personne, puisque je me sers seulement de ce qui m'appartient. Et si je dis des sottises, c'est à mes dépens, et sans dommage pour quiconque : c'est une divagation qui mourra avec moi, et sera sans conséquences. On ne connaît que deux ou trois écrivains de l'Antiquité qui aient emprunté ce chemin ; et on ne peut pas dire s'ils avaient traité le sujet comme je le fais ici, puisque nous ne connaissons que leurs noms : personne après eux ne s'est lancé sur leurs traces. C'est une délicate entreprise, et plus encore qu'il n'y paraît, que de suivre une allure aussi vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de distinguer et de saisir au vol tant de menues apparences dans son agitation. Et c'est un passe-temps nouveau et extraordinaire, qui nous arrache aux occupations communes de ce monde, et même aux plus importantes d'entre elles.
25. Il y a plusieurs années que je suis moi-même le seul objet de mes pensées, que je n'examine et n'étudie que moi. Et si je m'intéresse à autre chose, c'est pour l'appliquer aussitôt à moi-même, le faire en quelque sorte entrer en moi. Et je ne pense pas avoir tort si, comme on le fait pour d'autres sciences incomparablement moins utiles, je fais part aux autres de ce que j'ai appris dans celle-ci — bien que je ne sois guère satisfait de mes progrès en la matière. Il n'est rien d'aussi difficile à décrire que soi-même, ni de moins utile, pourtant. Mais encore faut-il se coiffer, encore faut-il s'apprêter et s'arranger avant de se montrer en public. Je me prépare donc sans cesse, puisque je me décris sans cesse. Il est d'usage de considérer comme mal le fait de parler de soi, et on l'interdit obstinément par haine de la vantardise qui semble toujours s'attacher à ce que l'on dit de soi-même. Au lieu de moucher l'enfant, on lui arrache le nez91 !