La peur de la faute nous pousse au crime.
[Horace Art Poétique 31]
26. Je trouve plus de bien que de mal à ce remède. Mais quand bien même il serait vrai qu'il y ait nécessairement de la présomption dans le fait de vouloir entretenir les gens à propos de soi, si je respecte mon dessein d'ensemble, je ne dois pas refuser quelque chose qui montre cette disposition maladive, puisqu'elle est en moi... Et je ne dois pas cacher cette faute-là, que je ne me contente pas de pratiquer, mais que je confesse publiquement. Et d'ailleurs, pour dire ce que j'en pense, on a tort de condamner le vin sous prétexte que certains s'enivrent : on ne peut abuser que des bonnes choses ! Et je considère que cette règle ne concerne que la faiblesse du commun des mortels : c'est une bride pour les veaux92, dont ni les saints (qui parlent d'eux-mêmes si haut et fort), ni les philosophes, ni les théologiens ne font usage... Je ne m'en sers donc pas non plus, moi qui ne suis pourtant aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'écrivent pas délibérément sur eux-mêmes, cela ne les empêche pas, quand l'occasion s'en trouve, de se pousser bien en vue sur l'estrade93.
27. De quoi parle le plus Socrate, sinon de lui-même ? À quoi amène-t-il le plus souvent ses disciples à parler, sinon d'eux-mêmes ? Plutôt que de la leçon tirée de leur livre, n'est-ce pas du mouvement et de l'état de leur âme ? Nous nous dévoilons religieusement à Dieu, et à notre confesseur, comme nos voisins94 le font devant tout le monde. Mais nous ne disons, me répondra-t-on, que les choses dont nous nous accusons. C'est donc que nous disons tout ! Car notre vertu elle-même est coupable, et sujette au repentir. Mon métier et mon art, c'est de vivre. Que celui qui me défend d'en parler selon l'idée, l'expérience et la pratique que j'en ai, ordonne à l'architecte de parler des bâtiments non pas selon ses conceptions, mais selon celles de son voisin, selon la science d'un autre et non selon la sienne!... Si c'est de la gloriole que de faire connaître soi-même ses mérites, pourquoi Cicéron ne met-il pas en avant ceux d'Hortensius et Hortensius ceux de Cicéron ?
28. Peut-être attend-on que je témoigne de moi par des œuvres et des actes, et pas seulement par des paroles ? Mais ce que je décris, ce sont surtout mes cogitations, sujet informe, qui ne peut guère avoir de retombées palpables. C'est tout juste si je puis les faire entrer dans des paroles, qui sont surtout faites d'air. Des hommes, parmi les plus savants et les plus dévôts, ont vécu en évitant d'exercer toute action visible. Mes faits et gestes en diraient plus long sur le hasard que sur moi-même. Ils témoignent de leur rôle, et non du mien, si ce n'est de façon conjecturale et incertaine, comme des échantillons d'un aspect particulier. Je m'expose au contraire tout entier, comme un « écorché »95 sur lequel on verrait d'un seul coup d'oeil les veines, les muscles, les tendons, chacun à sa place. En parlant de la toux, je montrais une partie de moi-même ; et avec l'effet de la pâleur ou des battements du cœur une autre, avec plus ou moins de certitude.
29. Ce ne sont pas mes actes que je décris : c'est moi, c'est mon essence même. Je considère qu'il faut être prudent quand on se juge soi-même, et se montrer fort consciencieux pour en témoigner, soit en bien, soit en mal, indifféremment. Si j'avais le sentiment d'être vraiment bon et sage, ou presque96, je le proclamerais à tue-tête. C'est une sottise, et non de la modestie, que d'en dire moins sur soi que ce que la vérité exige. Se payer moins qu'on ne le vaut, c'est être lâche ou pusillanime selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le mensonge, et la vérité n'est jamais un bon terreau pour l'erreur. Parler de soi plus qu'il ne faut, ce n'est pas toujours de la présomption, mais bien souvent de la sottise. Se complaire outre mesure dans ce qu'on est, tomber amoureux de soi-même de façon immodérée, voilà à mon avis la substance de ce vice qu'est la présomption. Le remède suprême pour le guérir, c'est de faire tout le contraire de ce que nous ordonnent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent encore plus de penser sur soi.
30. C'est en la pensée que réside l'orgueil : la langue ne peut y prendre qu'une faible part. S'occuper de soi, pour ces gens-là, c'est comme se complaire en soi-même ; se fréquenter, avoir des rapports avec soi-même, c'est pour eux trop s'aimer. C'est possible97. Mais cet excès ne naît que chez ceux qui ne s'examinent que superficiellement, qui se jugent d'après la réussite de leurs affaires98, qui nomment rêverie et oisiveté le fait de s'occuper de soi, et qui considèrent que former son caractère et acquérir de l'étoffe c'est bâtir des « châteaux en Espagne ». Ils se prennent pour une chose extérieure et étrangère à eux-mêmes.
31. Si quelqu'un s'enivre de la connaissance qu'il a de lui-même, parce qu'il regarde au-dessous de lui, qu'il tourne les yeux vers le haut, vers les siècles passés : il « baissera les cornes99 » en y trouvant tant de milliers d'esprits qui foulent le sien aux pieds. Si sa vaillance le conduit à quelque flatteuse présomption, qu'il se souvienne des vies de Scipion, d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle qualité particulière ne fera s'enorgueillir celui qui tiendra compte en même temps de tant d'autres manières d'être, imparfaites et faibles, qui sont en lui, et au bout du compte, le néant de la condition humaine.
32. Parce que seul Socrate avait vraiment fait sien le précepte de son Dieu : « se connaître », et que par le biais de cette étude il en était arrivé à se mépriser, lui seul fut estimé digne du nom de Sage. Que celui qui se connaîtra de cette façon se fasse hardiment connaître, et de vive voix.
Chapitre 7
Sur les récompenses honorifiques
1. Ceux qui écrivent la vie de César Auguste remarquent, à propos de sa discipline militaire, qu'il était aussi généreux pour les dons à ceux qui les méritaient, qu'il était regardant pour les récompenses purement honorifiques100. Il avait pourtant reçu de son oncle101 toutes les récompenses militaires avant même d'être jamais allé à la guerre ! Ce fut une belle idée, adoptée par la plupart des gouvernements, que d'établir certaines distinctions purement honorifiques pour marquer et récompenser la valeur personnelle : les couronnes de laurier, de chêne, de myrte, la forme de certains vêtements, le privilège d'aller en voiture par la ville, ou de nuit avec des flambeaux, une place réservée dans les assemblées publiques, le droit de porter certains surnoms ou titres, d'ajouter certaines marques à ses armoiries, et autres choses du même genre, dont l'usage a été admis sous différentes formes selon les pays et qui durent encore.
2. Nous avons pour notre part, ainsi que nombre de nos voisins, les ordres de chevalerie qui ne sont établis qu'à cette fin102. C'est en vérité une bien bonne et profitable coutume que cette façon de reconnaître la valeur d'hommes rares et excellents, et de leur faire plaisir en leur attribuant des récompenses qui ne coûtent rien au peuple ni au Prince. Ce qu'on a constaté depuis fort longtemps, et qu'on peut voir encore de nos jours, c'est que les gens de qualité sont plus jaloux de ce genre de récompenses que de celles où ils pourraient trouver gain et profit — et cela n'est pas sans motif ni sans grande apparence de raison semble-t-il. En effet, si au prix, qui doit être simplement une question d'honneur, on mêle d'autres avantages matériels et financiers, ce mélange, au lieu d'augmenter la considération attendue, la rabaisse et la diminue.