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Sur l'affection des pères pour leurs enfants

1. Madame107, si l'originalité et la nouveauté, qui donnent d'habitude du prix aux choses, ne viennent plaider en ma faveur, je ne me sortirai jamais à mon honneur de cette folle entreprise. Mais elle est si extravagante et d'un aspect si éloigné de l'usage commun que cela pourra peut-être lui ouvrir une voie. C'est une humeur mélancolique, et donc très opposée à ma complexion naturelle, causée par le chagrin de la solitude dans laquelle je m'étais moi-même jeté il y a quelques années108, qui m'a mis en tête cette idée de me mêler d'écrire. Me trouvant alors entièrement vide et dépourvu de toute autre matière à traiter, je me suis pris moi-même comme argument et sujet, pour ce qui est le seul livre au monde de cette espèce, et d'un dessein aussi bizarre qu'extravagant. Il n'y a d'ailleurs rien dans cet ouvrage qui vaille la peine d'être remarqué, sauf cette bizarrerie ; car à un sujet si faible et si médiocre, aucun ouvrier, fût-ce le meilleur du monde, n'eût été capable de donner une forme qui le rende digne d'être présenté.

2. Ayant donc à me décrire sur le vif, il eût manqué quelque chose à ce portrait, Madame, si je n'eusse représenté l'honneur que j'ai toujours rendu à vos mérites. Et j'ai voulu le mettre en évidence au début de ce chapitre, parce que, parmi vos autres qualités, l'affection que vous avez portée à vos enfants tient certainement l'une des premières places. Quand on sait à quel âge Monsieur d'Estissac, votre mari, vous laissa veuve109, combien de grands et honorables partis vous ont été offerts, comme il se doit à une Dame de France de votre condition, et comment vous avez su veiller pendant tant d'années, avec constance et fermeté, au travers de tant d'épineuses difficultés, aux intérêts de ces enfants ; quand on sait comment cela vous a conduite aux quatre coins de la France et comment vous en êtes encore préoccupée, et que l'on voit l'heureux aboutissement que vous leur avez trouvé grâce à votre sagesse ou votre heureuse fortune, on dira certainement comme moi que nous n'avons pas de meilleur exemple d'affection maternelle que le vôtre à notre époque.

3. Je loue Dieu, Madame, que cette affection ait été si bien employée. Car les espoirs que donne de lui-même Monsieur d'Estissac votre fils laissent bien espérer que vous en recevrez l'obéissance et la reconnaissance que l'on peut attendre d'un bon fils, quand il en aura atteint l'âge. Mais comme du fait de son jeune âge il n'a pu remarquer les très grands services qu'il a reçus si souvent de vous, je souhaite que ces écrits, s'ils lui tombent un jour entre les mains quand je n'aurai plus de bouche ni de paroles pour le dire, en témoignent pour moi ; mais il en aura une attestation plus vive encore de par les effets heureux qu'il éprouvera, si Dieu le veut. C'est assez dire qu'il n'est pas de gentilhomme en France qui soit plus que lui redevable à sa mère, et qu'il ne peut donner à l'avenir de meilleure preuve de sa qualité qu'en reconnaissant la mère que vous êtes.

4. S'il y a une loi vraiment naturelle, c'est-à-dire quelque instinct que l'on retrouve universellement et perpétuellement chez les animaux aussi bien que chez les hommes — ce qui ne va pas sans controverses d'ailleurs — je peux dire qu'à mon avis, après le souci de se conserver en vie, et de fuir ce qui peut nuire, ce qui vient en deuxième lieu, c'est l'affection du géniteur pour sa progéniture. Et puisque la nature semble nous l'avoir recommandée particulièrement en se souciant d'étendre et de faire avancer l'un après l'autre les éléments de cette œuvre110 qui est la sienne, il n'est pas très étonnant que l'attachement soit moindre en sens inverse, des enfants vers les parents.

5. Ajoutons à cela cette autre considération d'Aristote : celui qui fait du bien à quelqu'un l'aime mieux qu'il n'en est aimé [Aristote Morale à Nicomaque IX, 7] ; et que celui à qui nous sommes redevable témoigne de plus d'amour pour nous que nous en témoignons pour lui. Tout ouvrier aime mieux son ouvrage qu'il n'en serait aimé, si l'ouvrage était capable d'avoir des sentiments. Parce que nous chérissons l'existence, et que l'existence est faite de mouvement et d'action, chacun de nous est donc présent dans ce qu'il fait. Celui qui fait le bien exerce une action belle et honorable ; celui qui reçoit agit seulement de la façon qui lui est utile. Or ce qui est utile est bien moins digne d'être aimé que ce qui est honorable. Ce qui est honorable est stable et permanent, et fournit à celui qui en est l'auteur une satisfaction constante. L'utile, au contraire, se perd et s'oublie facilement, le souvenir n'en est pas aussi frais ni aussi doux. Les choses nous sont d'autant plus chères qu'elles nous ont plus coûté — et donner coûte plus que de prendre.

6. Puisqu'il a plu à Dieu de nous doter de quelque capacité de raisonnement, afin que nous ne fussions pas, comme les animaux, servilement assujettis aux lois communes, mais que nous nous y appliquions en vertu de notre jugement et de notre libre volonté, il nous faut bien nous adapter un peu à la simple autorité de la Nature, mais non pas nous laisser tyranniser par elle : seule la raison doit gouverner nos penchants. Je suis pour ma part extrêmement peu sensible à ces mouvements qui se produisent en nous sans que notre jugement intervienne. Ainsi par exemple, sur le sujet dont je traite ici : je ne suis pas porté, comme on le fait, à embrasser les enfants encore à peine nés, dont l'âme est inerte, et le corps d'une forme qui pourrait les rendre aimables, mais qui est encore à peine reconnaissable... et je n'ai pas supporté de bon cœur qu'ils soient élevés auprès de moi.

7. Une affection raisonnable et véritable devrait naître et se développer en même temps qu'eux ; et alors, s'ils le méritent, la propension naturelle marchant de pair avec la raison, nous allons leur vouer une affection vraiment paternelle ; mais de la même façon, dans le cas contraire, nous devons porter sur eux un jugement aussi équitable, sans céder à la force exercée par la nature. C'est bien souvent l'inverse qui se produit, et nous sommes couramment plus émus par les trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants que nous ne le sommes par la suite de leurs actions bien pensées111. Comme si nous les aimions pour notre distraction, comme de petits singes, et non comme des hommes. Et celui qui les a gavés de jouets dans leur enfance, le voilà qui renâcle maintenant devant la moindre dépense à faire pour eux une fois adultes. Il semble bien que la jalousie que nous éprouvons à les voir se montrer dans le monde, et en tirer plaisir, quand nous sommes sur le point de le quitter nous-mêmes, nous incline à nous montrer plus chiches et plus économes envers eux : il ne nous plaît guère de les voir marcher sur nos talons, comme pour nous pousser vers la sortie !... Si cela devait constituer un sujet de crainte, et puisque l'ordre des choses fait qu'ils ne peuvent, en vérité, ni exister ni vivre si ce n'est aux dépens de notre existence et de notre vie, — alors il ne fallait pas nous mêler d'être pères.

8. En ce qui me concerne, je trouve qu'il est cruel et injuste de ne pas les faire profiter de nos biens, de ne pas les traiter en compagnons dans la gestion de nos affaires domestiques quand ils en sont devenus capables, et de ne pas rogner sur nos avantages pour assurer les leurs, puisque c'est pour cela que nous les avons engendrés. Voilà qui est injuste : un père vieux, cassé par l'âge et à demi mort, jouissant seul, dans un coin du foyer, de biens qui suffiraient à la promotion et à l'entretien de plusieurs enfants, et les laissant pourtant perdre leurs meilleures années faute de moyens, sans pouvoir s'élever dans le service public et dans la connaissance des gens du monde. On les accule au désespoir, ou à chercher une issue quelconque, si peu légitime soit-elle, pour faire face à leurs besoins.

9. C'est ainsi que j'ai pu voir, de mon temps, plusieurs jeunes gens de bonne famille si habitués à voler, que nulle mesure prise contre eux ne pouvait les en détourner. J'en connais un, fort bien né, à qui j'ai parlé un jour de cette question, à la demande d'un de ses frères, très brave et très honorable gentilhomme. Il me répondit en m'avouant tout bonnement qu'il avait été conduit à cette bassesse par la rigueur et l'avarice de son père, mais qu'à présent il y était tellement habitué, qu'il ne pouvait plus s'en défaire. Et justement, il venait d'être surpris en train de voler les bagues d'une Dame au lever de laquelle il s'était trouvé avec beaucoup d'autres.