10. Il me rappela ce que j'avais entendu dire à propos d'un autre gentilhomme : il était si bien formé et habitué à ce beau métier dans sa jeunesse, que devenu maître de ses biens, et décidé à abandonner ces pratiques, il ne pouvait pourtant s'empêcher, quand il passait près d'une boutique où se trouvait une chose dont il avait besoin, de la dérober — quitte à envoyer ensuite quelqu'un pour la payer... Et j'en ai vu plusieurs si entraînés et si adonnés à cela que même à leurs compagnons ils volaient des objets qu'ils leur rendaient ensuite.
11.Je suis Gascon, et pourtant il n'est pas de vice sur lequel je sois moins porté [que le vol]. Je le hais plutôt par tempérament que je ne le condamne par conviction : je ne soustrais rien à personne, même si c'est une chose que je désire. Notre région est en vérité un peu plus mal vue que les autres en France, sur ce sujet. Nous avons pourtant vu, de notre temps, et à plusieurs reprises, des gens de bonne famille d'autres contrées entre les mains de la Justice, et convaincus de nombreux vols fort graves. J'ai bien peur que ces dépravations ne trouvent leur source dans les vices des pères.
12. On peut certes me répondre, comme le fit un jour un Seigneur fort intelligent, qu'il n'économisait ses richesses que pour en tirer l'avantage d'être honoré et recherché par les siens, et que l'âge lui ayant enlevé toutes ses forces, c'était là le seul moyen qui lui restait pour conserver son autorité dans sa famille, et éviter de devenir pour tout le monde un objet de dédain et de mépris. (En fait, ce n'est pas seulement la vieillesse, dit Aristote, qui conduit à l'avarice, mais toute sorte de faiblesse.) C'est une façon de voir les choses. Mais c'est remédier à un mal que l'on aurait dû empêcher de naître. Un père est bien malheureux s'il ne conserve l'affection de ses enfants que parce qu'ils ont besoin de ses secours — si l'on peut appeler cela de l'affection.
13. Ce qu'il faut, c'est se rendre respectable par sa valeur et ses capacités, aimable par sa bonté et la douceur de son comportement. Quand la matière est riche, même ses cendres ont leur valeur : nous accordons du respect et de la considération aux os et reliques des personnes dignes d'être honorées. Pour quelqu'un qui a connu les honneurs dans sa maturité, il n'est pas de vieillesse, si décrépite et rabougrie qu'elle soit, qui ne conserve quelque chose de vénérable, et notamment pour ses enfants, dont il faut avoir formé l'âme à suivre leurs devoirs, non par la nécessité et le besoin, ou par la rudesse et la force.
Il me semble qu'on est loin de la vérité, si l'on croit
Que l'autorité est plus ferme et plus solidement établie
Par la force que par l'affection.
[Térence Adelphes I, 1, v. 40]
14. Je condamne toute violence dans l'éducation d'une âme tendre que l'on veut former pour l'honneur et pour la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile dans la sévérité et la contrainte ; et je considère que ce que l'on ne peut obtenir par la raison, la sagesse et l'habileté, ne s'obtiendra jamais par la force. C'est ainsi que j'ai été élevé : on dit que, tout petit, je n'ai été fouetté que deux fois, et modérément. Je devais rendre la pareille à mes propres enfants — mais ils meurent tous en nourrice... Léonore, qui est ma seule fille à avoir échappé à ce triste destin, a atteint six ans et plus sans que l'on ait employé pour sa formation et le châtiment de ses fautes d'enfant, autre chose que des paroles, et bien douces (l'indulgence de sa mère y ayant aisément pourvu). Et quand bien même mon attente serait déçue, il y a bien d'autres causes auxquelles s'en prendre, sans en rendre responsable ma méthode d'éducation, que je sais être juste et naturelle. J'aurais été encore plus exigeant sur ce plan, avec des garçons, moins nés pour servir, et de nature plus libre : j'aurais aimé emplir leur cœur de noblesse et de liberté. Je n'ai jamais vu obtenir d'autre résultat avec le fouet que de rendre les âmes plus lâches ou plus vilainement obstinées.
15. Voulons-nous être aimés de nos enfants ? Voulons-nous leur enlever toute raison de souhaiter notre mort ? (Même si aucune raison ne peut être ni juste ni excusable pour un souhait aussi horrible ; « nul crime n'est fondé en raison ») [Tite-Live, Annales ou Histoire romaine XXVIII, 28]. Faisons ce qui est en notre pouvoir pour faciliter leur vie raisonnablement. Et pour cela, il ne faudrait pas nous marier si jeunes que notre âge puisse se confondre avec le leur : c'est là un handicap qui nous plonge dans de grandes difficultés. Et je le dis spécialement pour la noblesse, qui, comme on dit, est d'une condition oisive et ne vit que de ses rentes ; car ailleurs, dans les familles où il faut gagner sa vie, le nombre des enfants et le fait de vivre en leur compagnie fait partie des arrangements du ménage, et ce sont là autant d'éléments supplémentaires et utiles pour s'enrichir.
16. Je me suis marié à trente-trois ans, et j'approuve le choix de trente-cinq, qu'on dit être le conseil d'Aristote112. Platon113 ne veut pas qu'on se marie avant les trente ans, mais il a raison de se moquer de ceux qui se mettent à l'œuvre après cinquante-cinq, et considère leur progéniture comme indigne d'être nourrie et de vivre. Thalès fixa en ce domaine les limites les plus justes : jeune, il répondit à sa mère qui le pressait de se marier que ce n'était pas encore le moment ; et devenu vieux, que ce n'était plus le moment. Il faut refuser comme inopportune toute action qui ne vient pas à son heure.
17. Les Gaulois considéraient comme extrêmement répréhensible le fait d'avoir des relations charnelles avant l'âge de vingt ans, et ils recommandaient spécialement aux hommes qui se destinaient à la guerre de conserver bien plus longtemps leur virginité, considérant que les cœurs s'amollissent et se dévoient par la copulation avec les femmes.
Mais alors, uni à une jeune épouse,
Et tout heureux d'avoir des enfants,
Son affection de mari et de père avait affadi son courage.
[Le Tasse Jérusalem délivrée X, 39]
18. Moulay-Hassan, roi de Tunis, que l'Empereur Charles V rétablit sur son trône, critiquait la mémoire de son père, auquel il reprochait sa fréquentation des femmes, et le qualifiait de « mou, efféminé, faiseur d'enfants ».
19. L'histoire grecque114 a retenu que Iecos de Tarente, Chrysos, Astylos, Diopompos et d'autres, tant qu'ils voulurent maintenir leur corps en forme pour la course des jeux Olympiques, la palestre et autres exercices physiques, se privèrent de tout rapport sexuel pendant ce temps.
20. Dans une certaine région des Indes Espagnoles [Gomara, Histoire generalle des Indes Occidentales... t. II, 12, f° 63 r°], on ne permettait aux hommes de se marier qu'après quarante ans, et on le permettait pourtant aux filles de dix ans.
21. Un gentilhomme de trente-cinq ans n'a pas encore l'âge de laisser la place à son fils qui en a vingt : il est en état de se montrer dans les expéditions guerrières et à la cour de son prince ; il a besoin de ses biens, et s'il doit certainement les partager, il ne doit pour autant s'oublier. C'est bien le cas où peut s'appliquer cette réponse que les pères ont couramment à la bouche : « Je ne veux pas me déshabiller avant d'aller me coucher. »