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3. Il y a tellement d'exemples de ce genre, et chacun de nous peut en trouver tellement pour lui-même, que je trouve surprenant de voir quelquefois des gens intelligents se donner bien de la peine pour les faire s'accorder, car l'irrésolution me semble le défaut le plus courant et le plus visible de notre humaine nature. Ainsi en témoigne ce vers fameux de Publius [Syrus], l'auteur de farces :

Mauvaise résolution, celle qu'on ne peut modifier.

 

4. Il peut sembler raisonnable de juger un homme d'après les traits les plus ordinaires de son existence ; mais étant donnée l'instabilité naturelle de nos mœurs et de nos opinions, j'ai souvent pensé que les bons auteurs eux-mêmes ont bien tort de s'obstiner à vouloir faire de nous un composé solide et stable. Ils choisissent un caractère universel, et sur ce patron, ils classent et interprètent tous les actes d'un personnage ; et s'ils ne peuvent les y plier suffisamment, ils y voient de la dissimulation. Auguste leur a pourtant échappé ; c'est que cet homme-là, toute sa vie durant, a présenté en permanence une variété d'attitudes si manifeste et si soudaine qu'il a découragé les juges les plus audacieux, et que son cas est demeuré un problème non résolu. La constance est la chose pour moi la plus malaisée à croire chez les hommes et l'inconstance, la plus aisée. Qui jugerait de leurs actes en détail, un par un, aurait bien des chances d'approcher la vérité.

5. Dans toute l'Antiquité il est bien difficile de trouver une douzaine d'hommes ayant conformé leur vie à un projet précis et stable, ce qui est le principal objectif de la sagesse. Car pour toute la résumer d'un mot, dit un Ancien, pour embrasser d'un coup toutes les règles de notre vie, on peut dire qu'il s'agit de vouloir et ne pas vouloir, sans cesse, la même chose : « je n'ai rien à ajouter, dit-il, pourvu que la volonté soit juste ; car si elle ne l'est pas, il est impossible en effet qu'elle soit toujours une ». [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius II, 20] En vérité, j'ai appris autrefois que le vice n'est qu'un dé-règlement3 et un manque de modération. Et par conséquent, il est impossible que la constance lui soit associée.

6. Démosthène aurait dit que le commencement de toute vertu, c'est la réflexion et la délibération, et sa fin et sa perfection, la constance. Si nous décidions de la voie à prendre par le raisonnement, nous prendrions la meilleure ; mais personne n'y pense :

Il veut, il ne veut plus ; puis il veut de nouveau la même chose ;

Il hésite, et sa vie est une perpétuelle contradiction.

[Horace Épîtres I, 2, v. 98]

 

7. Ce que nous faisons d'ordinaire, c'est suivre les variations de notre désir, à gauche, à droite, vers le haut, vers le bas, là où le vent des circonstances nous emporte. Nous ne pensons à ce que nous voulons qu'à l'instant où nous le voulons, et nous changeons, comme cet animal qui prend la couleur de l'endroit où on le pose4. Ce que nous nous sommes proposé de faire à l'instant, nous le changeons aussitôt, et aussitôt encore, nous revenons sur nos pas. Tout cela n'est qu'agitation et inconstance :

Nous sommes agités comme une marionnette de bois

Par les muscles d'un autre.

[Horace Satires II, 7, v. 82]

 

8. Nous n'allons pas de nous-mêmes : on nous emporte ; comme les choses qui flottent, tantôt doucement, tantôt violemment, selon que l'eau est agitée ou calme5.

Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce qu'il veut,

Qu'il cherche sans cesse, et bouge continuellement,

Comme s'il pouvait ainsi décharger son fardeau ?

[Lucrèce De la Nature III, v. 1070]

 

9. A chaque jour son idée nouvelle : notre humeur change au gré du temps,

Les pensées des hommes ressemblent à ces rayons

Changeants dont Jupiter a fécondé la terre lui-même6.

[Homère l'Odyssée XVIII-135-6]

Nous flottons entre diverses opinions ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment.

10. Celui qui saurait édicter et s'imposer mentalement des lois et une organisation claires, ferait montre toujours et partout d'une conduite égale à elle-même, grâce à un ordre et une relation adéquates entre ses principes et les choses réelles. Empédocle avait remarqué, au contraire, chez les gens d'Agrigente cette incohérence : ils s'abandonnaient aux délices de la vie comme s'ils devaient mourir le lendemain, et bâtissaient pourtant comme s'ils ne devaient jamais mourir.

11. On expliquerait facilement la vie d'un homme ainsi réglé. Comme on le voit pour Caton d'Utique : qui a frappé une seule du clavier a tout frappé ; voilà une harmonie de sons bien accordés, et qu'on ne peut nier. Et chez nous, à l'inverse, autant d'actions, autant de jugements particuliers. Le plus sûr, selon moi, serait de les rapporter aux circonstances, sans chercher plus loin, et sans en tirer de conclusion.

12. Pendant les troubles qui ont agité notre malheureuse société, on me rapporta qu'une fille, tout près de l'endroit où je me trouvais, s'était jetée d'une fenêtre pour échapper aux violences d'un voyou de soldat qui était son hôte ; elle ne s'était pas tuée dans sa chute, et pour aller au bout de sa tentative, avait voulu se trancher la gorge avec un couteau. On l'en avait empêchée, mais sans toutefois l'empêcher de se blesser gravement. Elle reconnaissait elle-même que le soldat ne l'avait encore harcelée que par des paroles, des sollicitations et des cadeaux, mais qu'elle avait eu peur qu'il en vînt pour finir à la contraindre. Et cela avec les mots, la contenance et le sang témoignant de sa vertu, à la façon d'une autre Lucrèce7.

13. Or j'ai appris qu'en réalité, avant et depuis les faits, elle avait été une fille plutôt facile... Comme le dit le conte : tout beau et honnête que vous soyez, quand vous ne serez pas parvenu à vos fins, n'en concluez pas trop vite à une chasteté à toute épreuve chez votre maîtresse : cela ne veut pas dire que le muletier n'y trouve son compte8.

14. Antigonos ayant pris en affection un de ses soldats, pour son courage et sa vaillance, ordonna à ses médecins de le soigner pour une maladie cachée et qui le tourmentait de longue date. S'apercevant, après sa guérison, qu'il allait avec beaucoup moins d'entrain au combat, il lui demanda ce qui l'avait ainsi transformé et rendu poltron. « Vous-même, sire, lui répondit-il, en m'ayant ôté les maux pour lesquels je ne tenais pas à la vie.9 »

15. Le soldat de Lucullus qui avait été dévalisé par les ennemis, se vengea d'eux en les attaquant de belle façon. Quand il se fut remplumé de ce qu'il avait perdu, Lucullus, qui l'avait pris en estime, voulut le charger d'une entreprise hasardeuse, en recourant aux exhortations les plus belles qu'il pouvait imaginer :

Avec des mots qui auraient fait d'un poltron un courageux.

[Horace Épîtres II, 2, v. 36]

— Employez-y, répondit-il, quelque pauvre soldat dévalisé !

Tout rustaud qu'il fut, il répondit :

Il ira où tu veux, celui qui a perdu sa bourse.

[Horace Épîtres II, 2, v. 39]

 

Et il refusa catégoriquement d'y aller.