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22. Mais un père terrassé par les ans et les maux, que sa faiblesse et sa mauvaise santé privent de la société des hommes, celui-là fait tort à lui-même et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses. C'est pour lui le moment, s'il est sage, de « se déshabiller pour aller se coucher », sans aller jusqu'à se mettre nu en chemise, mais en gardant une robe de chambre bien chaude ; et le reste de ses effets, dont il n'a plus que faire, il doit en faire cadeau de bonne grâce à ceux à qui, selon l'ordre naturel des choses, elles doivent finalement appartenir. Il est bien normal qu'il leur en laisse l'usage, puisque la nature vient à l'en priver. Dans le cas contraire, il ne peut s'agir de sa part que de méchanceté et de jalousie. Ce fut la plus belle des actions de l'Empereur Charles-Quint — imitant en cela certains personnages antiques de même stature que lui — que d'avoir su reconnaître que la raison nous commande de nous « déshabiller » quand nos vêtements nous pèsent et nous embarrassent, et de nous « coucher » quand les jambes nous trahissent. Il se défit de ses richesses, de sa grandeur et de sa puissance en faveur de son fils, lorsqu'il sentit que lui faisaient défaut la fermeté et la force nécessaires à la conduite des affaires avec la gloire qu'il y avait acquise.

Veille à dételer à temps ton cheval vieillissant,

Pour qu'il ne soit objet de la risée, trébuchant et soufflant.

[Horace Épîtres I, 1]

 

23. Ne pas savoir reconnaître assez tôt, ne pas sentir l'incapacité et la terrible dégradation que l'âge amène naturellement avec lui dans l'âme et dans le corps, à égalité pour les deux il me semble, ou peut-être plus encore du côté de l'âme, voilà la faute qui a ruiné la réputation de la plupart des grands hommes de ce monde. J'ai vu et même connu, de mon temps, des personnages ayant une grande autorité qui — c'était facile à voir — avaient terriblement perdu leurs capacités d'autrefois, que je connaissais pourtant par la réputation qu'ils en avaient tirée en des temps meilleurs. J'aurais préféré les voir retirés chez eux confortablement, et ayant délaissé les affaires publiques et militaires, que leurs épaules n'étaient plus capables de supporter : c'eût été plus honorable pour eux.

24. J'ai autrefois été le familier de la maison d'un gentilhomme veuf et très âgé, mais resté pourtant fort vert en sa vieillesse. Il avait plusieurs filles à marier, et un fils déjà en âge d'aller dans le monde. Cela entraînait pour lui des dépenses et des visites d'étrangers qui ne lui plaisaient guère, non seulement par souci d'économie, mais plus encore parce qu'il avait, avec l'âge, adopté un mode de vie fort éloigné du nôtre. Je lui dis un jour avec une certaine impertinence, comme j'ai l'habitude de le faire, qu'il ferait bien mieux de nous laisser la place, de laisser à son fils la maison principale — car c'était la seule qui fût bien agencée et confortable — et de se retirer dans une terre qu'il avait dans le voisinage, où personne ne viendrait troubler son repos, puisqu'il ne pouvait éviter autrement d'avoir à nous supporter, étant donnée la situation de ses enfants. Il me donna raison un peu plus tard et s'en trouva bien.

25. Cela ne veut pas dire pour autant qu'on ne puisse revenir sur l'engagement pris. Je pourrais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, laisser à mes enfants la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec la liberté de me dédire, s'ils me donnaient un motif de le faire. Je leur en laisserais donc l'usage, ce qui me conviendrait mieux, et je me réserverais l'autorité sur l'ensemble de mes affaires, aussi largement qu'il me plairait de le faire. Car j'ai toujours pensé que cela devait être un grand plaisir pour un vieux père que de mettre lui-même ses enfants au courant de ses affaires, et de pouvoir, tant qu'il est en vie, contrôler leur comportement, en leur donnant des avis et des conseils tirés de sa propre expérience, et de remettre ainsi la réputation ancienne de sa maison entre les mains de ses successeurs, se donnant par là même des garanties quant aux espérances qu'il peut fonder sur leur conduite future. Et dans cette perspective, je ne voudrais pas fuir leur compagnie, je voudrais au contraire les conseiller de près, et profiter, dans la mesure de ce qui est possible à mon âge, de leur allégresse et de leurs fêtes.

26. Sans vivre au milieu d'eux (je ne le pourrais pas sans troubler leur réunion par la tristesse liée à mon âge, et les contraintes dues à mes maladies), sans faire non plus des entorses aux règles et façons de vivre que j'aurais alors115, je voudrais au moins vivre auprès d'eux dans une aile de ma maison, non pas celle qui est la plus en vue, mais la plus commode. Je ne voudrais pas faire comme le Doyen de Saint Hilaire de Poitiers116, que je vis il y a quelques années, plongé par sa mélancolie dans une telle solitude que lorsque j'entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux années qu'il n'en était sorti même pour faire quelques pas. Et il était pourtant valide, et pouvait se déplacer ; il ne souffrait que d'un rhume qui lui oppressait la poitrine. C'est à peine s'il permettait à quelqu'un de venir le voir une fois par semaine : il se tenait constamment enfermé seul dans sa chambre, mis à part le valet qui lui apportait à manger une fois par jour, et qui ne faisait qu'entrer et sortir. Sa seule occupation était de se promener de long en large et de lire quelque ouvrage (car il avait quelque connaissance des lettres), et il s'obstinait en fait à vouloir mourir en cet état, ce qu'il fit d'ailleurs peu de temps après.

27. Par de doux entretiens, j'essaierais quant à moi de développer chez mes enfants une vraie amitié et de la bienveillance à mon endroit. On obtient cela facilement avec des personnes bien nées ; car si ce sont des bêtes furieuses, comme notre époque en produit par milliers, il faut les haïr et les fuir comme telles. Je m'élève contre cette coutume qui consiste à interdire aux enfants d'employer le mot « père » et les oblige à user d'une autre, étrangère à la famille, et plus révérencieuse, la nature n'ayant pas, d'ordinaire, suffisamment pourvu à notre autorité. Nous appelons Dieu tout-puissant « père », et dédaignons que nos enfants nous appellent ainsi. J'ai redressé cette erreur dans ma propre famille. C'est également une folie et une injustice de priver les enfants qui ont grandi de la familiarité avec leurs pères, et de vouloir maintenir à leur endroit une morgue austère et méprisante, pensant par là les maintenir dans la crainte et l'obéissance. C'est une comédie bien inutile, qui rend les pères très ennuyeux pour leurs enfants, et pire encore : ridicules. Ils ont la jeunesse et la force entre leurs mains et par conséquent sont portés par des vents favorables et ont la faveur du monde ; ils considèrent donc avec moquerie les mines fières et tyranniques d'un homme qui n'a plus guère de sang, ni au cœur ni dans les veines, véritable épouvantail de chènevières ! Quand bien même je pourrais me faire craindre, j'aimerais encore mieux me faire aimer.

28. La vieillesse manque de tant de choses, elle est tellement impuissante et si facilement méprisable, que le mieux qu'elle puisse faire, c'est de gagner l'affection et l'amour des siens : le commandement et la crainte ne sont plus des armes pour elle. J'ai connu un de ces pères qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse, et qui, l'âge venu, et bien qu'en aussi bonne santé que possible, frappe, mord et jure... c'est le plus tempêtueux personnage de France ; les soucis et la vigilance le rongent, et tout cela n'est qu'une comédie à laquelle la famille participe : de son grenier, de son cellier, et même de sa bourse, ce sont les autres qui ont la meilleure part, alors qu'il en conserve pourtant les clefs dans son sac et qu'il les surveille plus que ses propres yeux. Pendant qu'il se réjouit d'épargner en étant chiche sur les dépenses de table, on mène la vie à grandes rênes dans tous les coins de sa maison, en jouant, en dépensant, en se racontant les histoires de ses vaines colères et de sa prévoyance inutile. Chacun est en faction contre lui. Si par hasard quelque petit serviteur s'attache à lui, on se met aussitôt à répandre sur lui des soupçons, attitude à laquelle la vieillesse se prête très facilement... Que de fois il s'est vanté auprès de moi de tenir la bride aux siens, et de l'obéissance et du respect qu'il en obtenait !... et comme il voyait clair dans ses affaires !