Lui seul ignore tout.
[Térence Oeuvres complètes Adelphes IV, 2]
Je ne connais pas d'homme qui puisse plus que lui faire état de qualités, naturelles et acquises, propres à lui assurer la maîtrise de la situation — et il en est déchu comme s'il n'était qu'un enfant ! C'est bien pour cela que j'ai choisi son cas parmi plusieurs autres que je connais, car il est exemplaire.
29. Ce serait matière à discussion que de savoir si cet homme est mieux ainsi ou s'il serait mieux autrement. En sa présence, tout cède devant lui. On laisse sa prétendue autorité suivre son cours : on ne lui résiste jamais ouvertement. On le croit, on le craint, on le respecte autant qu'il veut. Donne-t-il congé à un valet ? Il plie bagage, le voilà parti... mais en apparence et pour lui seulement. Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il continuera à vivre et à remplir son office dans la maison, pendant un an, sans être remarqué. Et quand le moment est venu, on fait venir des lettres de loin, implorant la pitié, suppliantes, pleines de promesses de mieux faire, par lesquelles le valet « congédié » revient en grâce. Monsieur passe-t-il quelque marché, envoie-t-il quelque lettre qui déplaise ? On la fait disparaître, et l'on invente ensuite toutes sortes de causes pour excuser le fait que rien n'a été exécuté, ou qu'aucune réponse n'a été donnée. Aucune lettre de l'extérieur ne lui parvenant en premier, il ne voit que celles qu'on a jugé lui convenir. Si par hasard il s'en saisit, comme il a pour habitude de se les faire lire par une certaine personne, elle y trouve immédiatement ce qu'on veut qu'il y trouve — et voilà que celui qui en fait l'injurie dans sa lettre lui demande pardon... Il ne voit enfin de ses affaires qu'à travers l'image la mieux dessinée et arrangée pour lui donner satisfaction : il s'agit de ne réveiller ni son humeur chagrine ni sa colère. J'ai vu, sous des formes différentes, des maisons gérées longtemps et avec constance, qui aboutissaient au même résultat.
30. Les femmes ont naturellement tendance à contredire leurs maris. Elles saisissent à deux mains tous les prétextes de s'opposer à eux et la première excuse trouvée leur sert de justification d'ensemble. J'en ai vu une qui dérobait de grosses sommes à son mari pour, — disait-elle à son confesseur — faire des aumônes plus conséquentes... Allez donc croire à cette pieuse libéralité ! Il n'est aucune affaire qui leur semble avoir assez de dignité, si elle leur est concédée par leur mari. Il faut qu'elles l'usurpent, ou par la ruse ou par la force, mais toujours de façon injuste, pour lui conférer de la grâce et de l'autorité. Comme je l'évoquais plus haut, quand elles s'affrontent à un pauvre vieillard, au profit de leurs enfants, alors elles s'emparent de ce prétexte, et l'utilisent pour assouvir leur passion, en s'en faisant gloire ; comme si elles étaient soumises au même esclavage que leurs enfants elles aussi, elles intriguent facilement contre la domination et l'autorité du maître. Si les enfants sont des garçons grands et entreprenants, eux aussi subornent sans hésitation, par la force ou par des faveurs, maître d'hôtel, intendant et tous les autres.
31. Les vieillards qui n'ont ni femme ni fils connaissent plus rarement ces malheurs, mais plus cruellement encore, et de façon plus indigne aussi. Le vieux Caton disait, de son temps : « autant de valets, autant d'ennemis. » Compte tenu de la différence entre la pureté de son siècle et celle du nôtre, on peut se demander s'il n'a pas voulu nous prévenir de ce que femme, fils, et valets étaient autant d'ennemis pour nous. Être vieux et décrépits nous procure du moins cet avantage commode de ne nous apercevoir de rien, de demeurer ignorants de ce qui nous entoure, de nous laisser tromper facilement. Si nous étions vraiment conscients de tout cela, pauvres de nous ! Et spécialement en ce moment, où les juges qui ont à trancher nos différends sont généralement du côté de la jeunesse, et se laissent couramment acheter...
32. Si cette tromperie échappe à ma vue, du moins ne m'échappe-t-il pas que je suis très facile à tromper. Dira-t-on jamais assez le prix de l'amitié, auprès de ces arrangements que sont les mariages ? Et avec quelle dévotion je respecte ce lien d'amitié, quand je le rencontre chez les animaux ! Si les autres me trompent, au moins je ne me trompe pas moi-même en m'estimant capable de me préserver de leurs tromperies, ou en me rongeant la cervelle pour y parvenir ! Je me garde de ces trahisons en regardant en moi-même, et non par une curiosité inquiète et agitée ; j'évite plutôt de penser à cela, et résolument. Quand j'entends parler de la situation de quelqu'un, je ne me moque pas de lui : je regarde plutôt en moi-même, pour voir ce qu'il en est : tout ce qui le concerne me concerne aussi. Ce qui lui arrive me met en garde, et porte mon attention de ce côté-là. Tous les jours, et à tout moment, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus à propos de nous-mêmes, si nous savions aussi bien retourner vers nous notre regard que le diriger vers les autres. Et bien des auteurs nuisent de cette façon à la défense de leur propre cause en courant témérairement au devant de celles qu'ils attaquent, et en lançant à leurs ennemis des traits qui pourraient bien mieux leur être destinés.
33. Feu Monsieur le Maréchal de Monluc117, ayant perdu son fils, mort en l'île de Madère, bon gentilhomme en vérité, et qui donnait de grandes espérances, me faisait part, entre autres regrets, de la tristesse et du crève-cœur qu'il ressentait à l'idée de n'avoir jamais pu vraiment se livrer à lui. A cause de son humeur paternelle grave et de ses mines convenues, il avait, disait-il, perdu tout moyen de bien connaître son fils et de l'apprécier, de lui manifester la grande affection qu'il lui portait et le jugement élogieux qu'il portait sur sa valeur. « Et ce pauvre garçon », ajoutait-il, « n'a jamais vu de moi qu'une attitude renfrognée et pleine de mépris ; il est parti avec cette idée que j'ai été incapable de l'aimer ou de l'estimer comme il le méritait. Pour qui donc est-ce que je gardais la révélation de cette particulière affection que je lui vouais ? N'était-ce pas lui qui aurait dû en avoir le plaisir et la reconnaissance ? Je me suis forcé et torturé pour conserver ce masque stupide, et j'y ai perdu le plaisir de converser avec lui, en même temps que son affection : il ne pouvait être que froid à mon égard, n'ayant jamais éprouvé de ma part que de la rudesse et une autorité tyrannique. » Je trouve que ces regrets étaient justes et sensés car, comme je le sais par une expérience bien trop vive moi-même, il n'est aucune consolation pour la perte de nos amis qui soit aussi douce que celle de savoir que nous n'avons rien oublié de leur dire, et que nous avons eu avec eux une communication parfaite et entière. O mon ami ! Est-ce mieux pour moi, ou moins bien d'avoir pu goûter cela ? Certes, bien mieux. D'en avoir le regret me console et m'honore. N'est-ce pas un agréable et pieux devoir pour moi que d'en faire à tout jamais le deuil ? Est-il un plaisir qui vaille cette privation ?
34. Je me confie aux miens autant que je le puis, et leur fait part très volontiers de mes projets, du jugement que je porte sur eux, comme sur n'importe qui ; je suis pressé de me montrer et de me présenter car je ne veux pas qu'on puisse se méprendre sur mon compte, de quelque façon que ce soit.