16. On raconte que Mahomet10, quand il vit ses troupes enfoncées par les Hongrois, sans que Hassan, chef de ses janissaires, fasse preuve de grande détermination dans le combat, avait outrageusement rudoyé ce dernier. Alors Hassan, pour toute réponse, alla seul se ruer furieusement, dans l'état où il était, les armes à la main, sur le premier groupe d'ennemis qui se présenta, où il disparut. Quand on lit cela, on se dit que ce n'est peut-être pas tant une manière de se justifier qu'un changement d'avis, ni tant une vaillance naturelle qu'un nouveau dépit.
17. Ne soyez pas étonné de trouver aujourd'hui si poltron celui que vous avez vu hier si courageux : la colère, la nécessité, la compagnie, le vin, ou même le son d'une trompette, lui avaient donné du cœur au ventre. Et ce courage n'est pas dû à la raison ; ce sont les circonstances qui l'ont affermi. Ce n'est donc pas étonnant si des circonstances contraires le rendent différent.
18. Cette variation et cette contradiction que l'on peut voir en nous, si changeantes, ont conduit certains à imaginer que nous avons deux âmes, et d'autres, deux forces, qui nous accompagnent et nous font mouvoir, chacune à sa façon, l'une vers le bien, l'autre vers le mal. Car ils pensent qu'une diversité si soudaine peut difficilement être associée à un sujet simple.
19. Ce n'est pas seulement le vent des événements qui m'agite selon sa direction : je m'agite et me trouble moi-même aussi du fait de l'instabilité de ma situation, et celui qui s'observe ne se trouve guère deux fois dans le même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon que je la tourne d'un côté ou de l'autre. Si je parle de moi de diverses façons, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contradictions s'y retrouvent, d'une façon ou d'une autre : timide et insolent ; chaste et luxurieux ; bavard et taciturne ; actif et languissant ; intelligent et obtus ; morose et enjoué ; menteur et honnête ; savant et ignorant ; prodigue et avare... Je vois tout cela en moi, en quelque sorte, selon l'angle sous lequel je m'examine. Quiconque s'examine attentivement découvre en lui-même, et jusqu'en son propre jugement, cette versatilité et cette discordance. Je ne peux rien dire de moi absolument, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange, d'un seul mot. « Distinguo11 » est l'élément le plus universel de ma Logique.
20. Je suis convaincu qu'il faut dire du bien de ce qui est bien, et suis plutôt enclin à présenter les choses qui peuvent l'être sous un jour favorable. La bizarrerie de notre condition fait que nous sommes souvent poussés, par le vice lui-même, à faire ce qui serait un bien, si bien faire ne se définissait que par la seule intention. Car d'un acte courageux on ne doit pas conclure que son auteur est vaillant : celui qui le serait vraiment le serait toujours et en toutes circonstances. Si chez un homme ce courage était habituel et non un accès passager, il ferait de lui quelqu'un de prêt à toutes les éventualités, qu'il soit seul ou en compagnie, en champ clos comme à la bataille — car, quoi qu'on en dise, il n'y a pas un courage pour la ville et un autre pour la guerre. Il supporterait aussi courageusement une maladie dans son lit qu'une blessure à la guerre, et ne craindrait pas plus de mourir dans sa maison qu'au combat. Nous ne verrions pas le même homme se jeter dans une brèche avec une mâle assurance, et se désoler ensuite, comme une femme, de la perte d'un procès ou d'un fils.
21. Quand on est lâche devant l'infamie, et ferme face à la pauvreté, faible devant le scalpel du chirurgien, mais intrépide contre les épées adverses, ce sont les actes qu'il faut louer, non leur auteur.
22. Nombre de Grecs, dit Cicéron, craignent la vue de l'ennemi, mais se montrent fermes face aux maladies. Chez les Cimbres et les Celtibères, c'est tout le contraire. « Rien ne peut être uniforme, en effet, qui ne repose sur un principe ferme ». [Cicéron Tusculanes II, 27, 65]
23. Il n'est pas de vaillance plus extrême, en son genre, que celle d'Alexandre ; mais elle ne l'est que dans son genre, ni assez complète, ni universelle. Aussi incomparable qu'elle soit, elle a pourtant des taches : c'est ainsi qu'on le voit tellement perturbé par les plus légers soupçons envers les siens qui voudraient attenter à sa vie, et se comporter dans ses investigations d'une façon si violente et si injuste, mû par une crainte qui met sa raison sens dessus dessous. De même, les superstitions dont il faisait grand cas donnent de lui une image quelque peu pusillanime. Et l'excès de repentir dont il fit montre lors du meurtre de Clytus, témoigne aussi du côté changeant de son caractère.
24. Notre comportement n'est qu'un assemblage de pièces rapportées12 et nous voulons gagner des honneurs sous des couleurs usurpées. La vertu ne veut être pratiquée que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque dans un autre but, elle nous l'arrache aussitôt du visage. C'est une teinture vive et tenace, et quand l'âme s'en est imprégnée, on ne peut l'en séparer sans qu'elle emporte le morceau avec elle. Voilà pourquoi pour juger d'un homme, il faut suivre longtemps et soigneusement sa trace ; si la constance de son comportement ne se maintient d'elle-même, « [comme chez] celui qui, après examen, a déterminé la route à suivre» [Cicéron Paradoxes V, 1, 34], si la variété des circonstances le fait changer de pas (ou plutôt : changer de route, car on peut hâter le pas ou ralentir), alors laissez-le aller, car il s'en va « à vau-le-vent »13, comme le dit la devise de notre Talbot.
25. Ce n'est pas étonnant, dit un auteur ancien [Sénèque], que le hasard ait tant d'influence sur nous, puisque nous vivons au gré du hasard. Celui qui n'a pas fixé d'avance, en gros, une direction à son existence ne peut pas organiser ses actes dans le détail. A qui n'a pas en tête le plan de l'ensemble, il est impossible de disposer les éléments. A quoi bon faire provision de couleurs, si l'on ne sait ce qu'on va peindre ? Personne ne fait le plan général de sa vie : nous n'y réfléchissons qu'au coup par coup. L'archer doit d'abord savoir où viser, pour bien placer sa main, l'arc, la corde, la flèche et donner l'impulsion convenable.
26. Nos projets échouent parce qu'ils n'ont pas de direction ni de but. Aucun vent n'est favorable pour celui qui n'a pas de port de destination ! Je ne souscris pas au jugement qui fut rendu en faveur de Sophocle contre son fils qui l'accusait : ce n'est pas en voyant une de ses tragédies que l'on pouvait affirmer qu'il était compétent dans l'administration de sa maison.
27. Je ne trouve pas non plus que la conjecture faite par les Pariens, qu'on avait envoyés pour faire des réformes chez les Milésiens, ait été suffisante pour justifier les conséquences qu'ils en tirèrent. En visitant l'île, ils avaient remarqué les terres les mieux cultivées et les maisons de campagne les mieux entretenues, et avaient noté les noms de leurs maîtres. Quand ils tinrent l'assemblée des citoyens de la ville, ils nommèrent ces gens-là comme nouveaux gouverneurs et magistrats, estimant que s'ils étaient soigneux de leurs affaires privées, ils le seraient aussi des affaires publiques.
28. Nous sommes tous faits de pièces et de morceaux, d'un arrangement si varié et de forme si changeante, que chaque élément, à chaque instant, joue son rôle. Et il y a autant de différence entre nous et nous-mêmes qu'entre nous et un autre. « Sois sûr qu'il est bien difficile d'être toujours un seul et le même. [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius cxx]
29. Puisque l'ambition peut enseigner aux hommes la vaillance, la tempérance, la libéralité, et même la justice ; puisque la cupidité peut instiller au cœur d'un banal employé, élevé dans l'ombre et dans l'oisiveté, assez d'assurance pour le faire se jeter très loin de chez lui, à la merci des vagues et de la colère de Neptune, sur un frêle esquif — et qu'elle peut enseigner aussi la discrétion et la prudence ; puisque Vénus elle-même suscite résolution et hardiesse dans la jeunesse encore soumise à la « discipline » et aux verges, et aguerrit le tendre cœur des jeunes filles dans le giron de leurs mères,