12. Ma nature et mon goût sont plus opposés à ce vice que ma raison. Car outre le fait que je me range facilement sous l'autorité des opinions des Anciens, si je trouve que c'est vraiment un vice lâche et stupide, il est tout de même moins mauvais et moins pernicieux que les autres, qui heurtent de front la société. Et si nous ne pouvons nous donner du plaisir sans qu'il nous en coûte un peu, comme on le dit, je trouve que ce vice coûte moins à notre conscience que les autres : outre qu'il n'est pas difficile à satisfaire, ce qui n'est pas négligeable.
13. Un homme d'âge avancé et de grande dignité me disait qu'entre les trois principaux agréments de la vie qui lui restaient, il comptait celui-là. Car où trouver ces agréments, sinon parmi nos penchants naturels22 ? Mais il en usait mal. Il faut en cette affaire fuir la délicatesse, et un choix trop soigneux du vin. Si vous faites reposer votre plaisir sur sa qualité, vous vous exposez à souffrir en en buvant un médiocre. Il faut avoir le goût moins strict et plus relâché. Pour être bon buveur, il ne faut pas avoir le palais si délicat.
14. Les Allemands boivent à peu près toutes sortes de vins avec le même plaisir : leur but, c'est d'avaler, plus que de déguster. Ils y trouvent bien mieux leur compte : leur plaisir est plus ample, et plus à leur portée. D'ailleurs, boire à la française, aux deux repas et modérément, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu. Il faut y consacrer plus de temps et de persévérance !
15. Les Anciens y consacraient souvent des nuits entières, et cela se prolongeait souvent dans la journée. Il faut donc donner à notre consommation ordinaire plus d'ampleur et de force. De mon temps, j'ai vu un grand seigneur23, célèbre par ses campagnes et ses victoires, qui ne buvait guère moins de vingt bouteilles24 de vin au cours de ses repas ordinaires, et ne s'en montrait pas moins très sage et très avisé aux dépens de nos affaires [françaises].
16. Le plaisir, auquel nous attachons de l'importance dans notre existence, doit occuper plus de place dans celle-ci. Il faudrait, comme les employés et les travailleurs manuels, ne refuser aucune occasion de boire, et avoir ce désir toujours en tête. Il semble que nous en raccourcissions chaque jour l'usage, et que les déjeuners, les soupers et les goûters aient été, comme je l'ai vu dans mon enfance, bien plus fréquents et communs autrefois qu'aujourd'hui. Serait-ce le signe de ce que nous allons vers quelque amélioration ? Certainement pas. C'est peut-être au contraire que nous sommes plus portés à la paillardise que ne l'étaient nos pères : ce sont deux activités qui se contredisent et s'affaiblissent mutuellement. D'une part notre estomac s'est affaibli, et d'autre part, la sobriété nous rend plus galants et plus délicats dans les exercices amoureux.
17. Je m'étonne encore de ce que j'ai entendu mon père raconter à propos de la chasteté en son temps. C'était bien à lui d'en parler : il était assez porté, par goût et par nature, à la compagnie des femmes. Il parlait peu et bien, et agrémentait son langage de citations tirées des livres modernes, surtout espagnols, et parmi ces derniers, un surtout, qu'on appelle « Marc-Aurèle »25. Il était d'un abord doux, humble et modeste, mais avec un souci particulier de la décence pour sa personne et ses vêtements, qu'il fût à pied ou à cheval. Il faisait preuve d'une étonnante fidélité à la parole donnée ; il était consciencieux et scrupuleux d'une façon telle que cela tendait plutôt à la superstition.
18. Quoique de petite taille, il était plein de vigueur et d'une stature bien droite et bien proportionnée ; son visage était agréable, et son teint plutôt mat. Il était adroit et excellait dans tous les nobles exercices : j'ai vu encore moi-même des cannes lestées de plomb avec lesquelles on raconte qu'il exerçait ses bras pour se préparer à lancer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime, et des souliers aux semelles plombées pour se rendre plus agile à la course et au saut. Dans le saut à pieds joints il a laissé le souvenir de quelques petits exploits.
19. Je l'ai vu, à plus de soixante ans, se moquer de nos exercices d'agilité, se jeter avec sa robe fourrée sur le dos d'un cheval, sauter et tourner au-dessus d'une table en se soutenant seulement par le pouce ; il ne montait guère les marches vers sa chambre que quatre à quatre. Sur le sujet dont je parle — la chasteté — il disait que dans toute une province, il y avait à peine une femme de qualité qui eût mauvaise réputation, et il parlait de relations familières hors du commun, et au-dessus de tout soupçon, comme celles que lui-même notamment entretenait avec d'honnêtes femmes. Et quant à lui, il jurait sur les saints être demeuré vierge jusqu'à son mariage, bien qu'il eût pris part longuement aux guerres d'Italie, dont il nous a laissé un journal qui relate point par point tout ce qui s'y passa, aussi bien dans les affaires publiques que dans les siennes propres. Il se maria à un âge assez avancé, en 1528, à trente-trois ans, comme il s'en revenait d'Italie. Mais revenons à nos bouteilles...
20. Les inconvénients de la vieillesse, qui nécessitent soutien et réconfort, pourraient bien susciter en moi avec quelque raison le désir de recourir à cet expédient : car c'est à peu près le dernier des plaisirs que le cours des ans nous enlève. La chaleur naturelle, disent les bons compagnons, envahit d'abord les pieds : c'est celle qui est liée à l'enfance. De là, elle se répand dans le milieu du corps, où elle s'installe pour longtemps, et c'est là qu'elle produit, selon moi, les seuls véritables plaisirs de la vie du corps : les autres voluptés sont bien faibles en comparaison. Vers la fin, comme une vapeur qui monte et s'exhale, elle parvient à la gorge, où elle fait sa dernière pause.
21. Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peut en venir à allonger le plaisir de boire au-delà de la soif, et se former en imagination un appétit artificiel et contre nature. Mon estomac ne pourrait aller jusque-là : il est déjà bien assez occupé à venir à bout de ce qu'il absorbe pour ses besoins. De par ma constitution, je ne ressens le besoin de boire que pour compléter ce que j'ai mangé : c'est la raison pour laquelle le dernier coup que je bois est presque toujours le plus grand. Et comme en vieillissant notre palais semble encrassé par le rhume, ou abîmé par quelque autre mauvaise disposition, le vin nous paraît meilleur dans la mesure où nous avons nettoyé nos papilles... En tout cas, il est rare que j'en apprécie bien le goût dès la première fois26.
22. Anarcharsis27 s'étonnait de voir que les Grecs buvaient dans de plus grands verres à la fin du repas qu'au début ; c'était, il me semble, pour la même raison que celle qui pousse les Allemands à le faire, et à se jeter alors des défis à qui boira le plus. Platon défend aux enfants de boire du vin avant dix-huit ans, et de s'enivrer avant d'avoir atteint les quarante. Mais à ceux qui ont passé cet âge, il pardonne28 de s'y complaire, et de placer largement leurs convives sous l'influence de Dyonisios, ce Dieu qui rend aux hommes leur gaieté et leur jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'âme, comme le fer s'amollit sous l'effet du feu.
23. Dans ses Lois, il considère que de telles assemblées où l'on boit sont utiles, pourvu qu'il y ait un chef de groupe qui puisse les régler et contenir leurs débordements : car l'ivresse constitue une manière sûre d'éprouver la nature de chacun, et en même temps capable de donner aux personnes d'un certain âge le courage de s'adonner au plaisir de la danse et de la musique, choses pourtant utiles, mais auxquelles ils n'osent se livrer dans leur état normal. Car le vin est capable d'inciter l'âme à la modération, et il est bon pour la santé du corps.