24. Toutefois, il fait siennes ces restrictions, en partie empruntées aux Carthaginois : qu'on évite le vin dans les expéditions guerrières ; que tout magistrat ou juge s'en abstienne, quand il est sur le point d'accomplir sa charge, et de délibérer sur des affaires publiques ; qu'on n'y consacre pas la journée, qui doit être dévolue à d'autres occupations, ni la nuit que l'on destine à faire des enfants.
25. On raconte que le philosophe Stilpon, accablé par la vieillesse, hâta volontairement sa mort en buvant du vin pur29. C'est aussi le vin, mais cette fois involontairement, qui vint à bout des forces affaiblies par l'âge du philosophe Arcésilas. C'est d'ailleurs une vieille et plaisante question que de savoir si l'âme du sage peut succomber à la force du vin :
Si le vin vient à bout de la sagesse bien retranchée.
[Horace Odes III, 28]
26. A quel degré de vanité nous conduit cette bonne opinion que nous avons de nous ? L'âme la mieux réglée au monde, la plus parfaite, n'a déjà que trop à faire pour se maintenir droite sur ses pieds, et éviter d'être terrassée par sa propre faiblesse. Il n'en est pas une sur mille qui soit droite et ferme un seul instant dans sa vie : et l'on pourrait même douter que sa condition naturelle lui permît jamais de l'être. Quant à y joindre la constance, ce serait la dernière des perfections — à supposer que rien ne vienne la bousculer, ce que mille événements peuvent faire.
27. Le grand poète Lucrèce eut beau philosopher et faire preuve de détermination, un breuvage amoureux suffit pourtant à lui faire perdre la raison30. Pense-t-on qu'une apoplexie ne puisse étourdir aussi bien Socrate qu'un portefaix ? Certains ont oublié jusqu'à leur nom du fait de la maladie, et une légère blessure a altéré le jugement de certains autres. On peut être sage tant qu'on voudra, on n'en est pas moins homme. Et qu'y a-t-il de plus fragile, de plus misérable, de plus proche du néant ? La sagesse ne vient pas modifier nos dispositions naturelles.
Sous l'effet d'une crainte violente on voit se répandre
Sueurs et pâleurs par tout le corps.
La langue s'embarrasse, la voix s'éteint, la vue se trouble
Les oreilles sifflent et les membres défaillent,
Et l'homme enfin succombe.
[Lucrèce De la Nature III, v. 155]
28. Même le sage cille des yeux devant le coup qui le menace. S'il est au bord d'un précipice, il ne peut que trembler comme un enfant car la Nature s'est réservée ces légères marques de son autorité, dont notre raison ne peut venir à bout, pas plus que la vertu stoïque, pour lui rappeler qu'il est mortel et quelle est sa faiblesse. Il pâlit sous le coup de la peur, il rougit de honte, il gémit sous les attaques d'une forte crise de coliques [néphrétiques], sinon d'une voix désespérée et retentissante, mais plutôt enrouée et comme cassée.
Qu'il pense que rien d'humain ne lui est étranger.
[Térence Heautontimorumenos I, 1]
29. Les poètes, qui arrangent tout à leur façon, n'osent pourtant pas dispenser leurs héros de laisser couler leurs larmes :
Ainsi parle Enée en pleurs, et il laisse partir la flotte.
[Virgile Énéide, VI, 1]
30. Qu'il lui suffise de modérer et de brider ses inclinations : il n'est pas en son pouvoir de les empêcher. Notre Plutarque lui-même, si parfait et si excellent juge des actions humaines, en voyant Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, fut saisi de doute et se demanda si la vertu pouvait aller à ces extrémités, ou si ces personnages n'avaient pas plutôt été mus par quelque autre passion. Toutes les actions qui sortent de l'ordinaire sont sujettes à une interprétation défavorable, du fait que notre goût ne s'adapte pas plus à ce qui est au-dessus qu'à ce qui est en dessous de lui.
31. Laissons de côté l'école31 qui fait expressément profession de fierté. Mais quand, dans celle qui est estimée la plus douce, nous entendons ces vantardises de Métrodore32 : « Fortune, je t'ai devancée et je te tiens ; j'ai barré toutes les issues pour que tu ne puisses m'atteindre.»
32. Quand Anaxarque, sur l'ordre de Nicocréon tyran de Chypre, mis dans une auge de pierre, et assommé à coups de maillets de fer, ne cesse de dire : « Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarque : c'est son enveloppe que vous écrasez33. » Quand nous entendons nos martyrs, au milieu des flammes, crier au tyran : « C'est assez rôti de ce côté : découpe-le, mange-le, et recommence avec l'autre34. » Quand nous entendons, comme le rapporte Josèphe, cet enfant tout déchiré par les tenailles et transpercé par les dards d'Antiochus, défier encore ce dernier en criant d'une voix ferme et sûre d'elle-même : « Tyran, tu perds ton temps, je me sens toujours aussi bien ; où est cette douleur, où sont ces tortures dont tu me menaçais ? Ne connais-tu donc que cela ? Ne vois-tu pas que ma constance te donne plus de peine que je n'en ressens de ta cruauté ? Ô lâche coquin, tu t'avoues vaincu, et moi je deviens plus fort au contraire. Essaie d'obtenir de moi des plaintes, de faire en sorte que je fléchisse et que je me soumette, si tu le peux. Donne du courage à tes sbires, à tes bourreaux : car voilà que leur courage les abandonne, ils n'en peuvent plus ! Arme-les, excite-les35 ! »
33. Certes, on peut supposer qu'en ces âmes-là il y a quelque dérangement et quelque folie, si sainte soit-elle. Quand on en arrive à des sentences stoïciennes telles que : « J'aime mieux être fou que voluptueux », comme le dit Antisthène ; ou quand Sextius déclare qu'il aime mieux être transpercé par le fer de la douleur que par celui de la volupté ; quand Épicure se laisse atteindre par la goutte, et que, refusant le repos et la santé, il défie de gaieté de cœur les maux qui l'accablent, méprisant les douleurs les moins fortes, dédaignant de lutter contre elles et de les combattre, et qu'il en appelle à de plus violentes et plus dignes de lui,
Délaissant ses troupeaux timides, qu'un sanglier écumant
Lui vienne, ou qu'un lion fauve vienne de la montagne.
[Virgile Énéide, IV, v. 158]
34. Qui ne voit que ce sont là les bonds que fait un cœur loin de son gîte naturel ? Notre âme ne saurait atteindre si haut sans quitter sa place : il faudrait qu'elle l'abandonne et s'élève, et prenant le mors aux dents, qu'elle emporte et transporte son homme si loin qu'il s'étonne lui-même ensuite de ce qu'il a fait.
35. C'est ainsi que dans les hauts faits de la guerre, l'excitation du combat pousse souvent des soldats courageux à s'aventurer dans des endroits si dangereux que, revenus à eux, ils sont eux-mêmes effrayés de ce qu'ils ont fait. Les poètes, eux aussi, sont souvent épris d'admiration pour leurs propres œuvres, et ne retrouvent même plus le cheminement qui les a conduits là : chez eux, on appelle cela « ardeur » et « folie ».
36. Si, comme le dit Platon36, un homme ordinaire frappe en vain à la porte de la poésie, de même selon Aristote37, aucune âme si bonne soit-elle n'est exempte d'un grain de folie ; et il a bien raison d'appeler « folie » toute envolée qui, si louable soit-elle, dépasse notre propre jugement et notre raisonnement. Car la sagesse est le fonctionnement bien réglé de notre âme, qu'elle conduit avec mesure et dont elle répond. Platon prétend donc que la faculté de prophétiser est au-delà de notre pouvoir, et qu'il faut être au-delà de nous pour l'atteindre. Il faut que notre sagesse soit étouffée par le sommeil ou par quelque maladie, ou bien déplacée par un ravissement céleste.