Выбрать главу

Chapitre 3

Une coutume de l'île de Zéa

1. Si philosopher c'est douter, comme disent certains, alors dire des choses futiles et selon ma fantaisie, comme je le fais, c'est certainement douter encore plus ; car c'est aux novices de questionner et de débattre, et c'est au maître de résoudre les problèmes. Mon maître, c'est l'autorité de la volonté divine, qui nous dirige sans conteste, et qui se situe bien au-dessus de ces vaines et humaines discussions.

2. Philippe étant entré avec son armée dans le Péloponnèse, quelqu'un dit à Damidas que les Lacédémoniens auraient beaucoup à souffrir s'ils ne se livraient pas à lui. « Quel poltron tu fais ! répondit Damidas. De quoi pourraient-ils souffrir, ceux qui ne craignent pas la mort ? » [Plutarque Œuvres mêlées XXXIV, F° 216, c] Comme on demandait aussi à Agis ce qu'un homme pouvait faire pour vivre libre : « En méprisant la mort » dit-il.

3. Ces mots, et mille autres du même genre que l'on rencontre à ce propos, signifient évidemment qu'il ne faut pas se contenter d'attendre patiemment que la mort vienne nous prendre, car il y a dans la vie des choses plus difficiles à supporter que la mort elle-même. En témoigne l'histoire de cet enfant Lacédémonien, pris par Antigonos et vendu comme esclave : quand son maître voulut l'obliger à commettre des actes répugnants, il lui dit : « Tu verras qui tu as acheté. J'aurais honte de servir comme esclave, ayant la liberté à ma disposition. » Et ce disant, il se jeta du haut de la maison.

4. Comme Antipater menaçait brutalement les Lacédémoniens pour leur faire accepter ce qu'il voulait, ils lui dirent : « Si tu nous menaces de quelque chose de pire que la mort, nous mourrons bien plus volontiers ! » Et à Philippe de Macédoine qui leur avait écrit qu'il s'opposerait à tous leurs projets, ils répondirent : « Quoi ! nous empêcheras-tu aussi de mourir ? » [Cicéron Tusculanes V, 14] Et l'on dit en effet que le sage vit aussi longtemps qu'il le doit, et non autant qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs : elle n'a mis qu'une seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir.

5. « Nous pouvons manquer de terre pour vivre, mais nous ne pouvons manquer de terre pour y mourir » : c'est ce que répondit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde ? Il ne te retient pas. Si tu vis dans la peine, c'est ta lâcheté qui est en cause : pour mourir, il n'est besoin que de le vouloir.

La mort est partout : Dieu y a bien veillé ;

On peut bien enlever la vie à son prochain,

Mais on ne peut lui ôter la mort :

Tous les chemins y mènent.

[Sénèque les Phéniciennes I, 151-153]

 

6. Et la mort n'est pas seulement le remède d'une seule maladie, c'est le remède à tous les maux. C'est un port très sûr, qu'on n'a jamais à redouter, mais souvent à rechercher. Que l'homme se donne la mort ou qu'il la subisse, qu'il aille au-devant d'elle ou qu'il l'attende, tout revient au même : d'où qu'elle vienne c'est toujours la sienne. Quel que soit l'endroit où le fil se rompe, il y est tout entier, c'est là le bout de la pelote38. La mort la plus belle, c'est celle que l'on a choisie. La vie dépend de la volonté des autres, mais la mort ne dépend que de la nôtre. Il n'est pas une chose pour laquelle nous devons nous accommoder autant de notre caractère qu'en celle-là. La réputation n'a rien à voir avec une entreprise comme celle-là, et c'est folie de s'en soucier.

7. Vivre, c'est être esclave, si la liberté de mourir nous fait défaut. Les procédés courants de la guérison agissent aux dépens de la vie : on nous incise, on nous cautérise, on nous ampute, on nous tire des aliments et du sang ; un pas de plus, et nous voilà guéris tout à fait ! Pourquoi la veine du gosier n'est-elle pas aussi docile que celle du bras ? Aux plus fortes maladies les plus forts remèdes. Servius le Grammairien, atteint par la goutte, ne trouva pas de meilleure solution que de s'appliquer du poison sur les jambes pour les tuer : qu'elles soient plutôt inertes, pourvu qu'elle soient insensibles. Dieu nous permet bien de prendre congé, quand il nous met dans un tel état que la vie est pour nous pire que la mort.

8. C'est une faiblesse de céder aux maux [qui nous accablent], mais c'est folie de les nourrir.

9. Les Stoïciens disent que pour un sage, c'est une façon de vivre conforme à la nature que de renoncer à la vie bien qu'il soit en plein bonheur, s'il le fait quand il convient. Et pour le sot, de se maintenir en vie bien qu'il soit malheureux. Ce qui compte, c'est de conformer sa vie pour l'essentiel à la Nature39.

10. Je n'offense pas les lois faites contre les voleurs quand j'emporte ce qui m'appartient ou quand je coupe ma propre bourse, pas plus que celles visant les incendiaires quand je brûle mon propre bois... Je ne suis donc pas soumis aux lois faites contre les meurtriers parce que je me suis moi-même ôté la vie.

11. Hégésias disait que, comme la façon de vivre, la façon de mourir devait dépendre de notre choix. Le philosophe Speusippe affligé d'hydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter en litière, rencontrant Diogène, s'écria : « Salut à toi, Diogène ». « Pour toi point de salut, répondit celui-ci, toi qui supportes de vivre dans un tel état ! ». Et de fait, quelque temps après, Speusippe, las d'une si pénible existence, se donna la mort.

12. Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation. Certains prétendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre poste dans le monde sans l'ordre formel de celui qui nous y a mis, et que c'est à Dieu, qui nous a envoyés ici-bas non seulement pour nous-mêmes, mais pour sa gloire et pour servir autrui, qu'il appartient de nous faire prendre congé, quand il lui plaira, et que ce n'est pas à nous d'en décider. On prétend aussi que nous ne sommes pas nés pour nous seuls, mais aussi pour notre pays : les lois peuvent nous demander des comptes, dans leur intérêt propre, et peuvent se retourner contre nous jusqu'à nous faire périr au besoin. Si nous nous comportons autrement, nous sommes punis en ce monde-ci et dans l'autre40.

Tout près se tiennent, accablés de tristesse,

Ceux qui se sont donné la mort eux-mêmes,

Et qui, haïssant la lumière, ont jeté leur âme aux Enfers.

[Virgile Énéide, VI, 434]

 

13. Il faut bien plus de constance pour user la chaîne qui nous retient que pour la rompre ; et plus de fermeté d'âme chez Régulus que chez Caton. C'est le défaut de jugement et l'impatience qui nous font hâter le pas. Aucun événement fâcheux ne peut faire faire demi-tour à la forte vertu : elle se nourrit des malheurs et de la douleur ; les menaces des tyrans, les supplices et les bourreaux, l'animent et la vivifient.

Comme le chêne que la hache double élague

Sur l'Algide fécond au noir feuillage,

Ses pertes, ses blessures, le fer même qui le frappe

Lui donnent une vigueur nouvelle...

[Horace Odes IV, 4, 57-60]

 

14. Et comme dit cet autre :