Non, la vertu n'est pas ce que tu penses, père,
La crainte de la vie — c'est faire face aux maux,
Ne jamais se retourner, ne jamais reculer.
[Sénèque les Phéniciennes I, 190-192]
Dans le malheur il est facile de mépriser la mort ;
Il faut plus de courage pour supporter sa condition.
[Martial Épigrammes 61, 15-16]
15. C'est le fait de la couardise, et non celui de la vertu, que d'aller se tapir dans un trou, sous une massive pierre tombale, pour éviter les coups du sort. La vertu ne change pas de chemin et ne change pas d'allure quelque orage qu'il fasse :
Si l'univers en morceaux s'écroulait,
Elle en accepterait, impavide, la chute !
[Horace Odes III, 3, 7-8]
16. Le plus souvent, pour fuir certains accidents, nous sommes poussés vers un autre, et quelquefois même, en fuyant la mort, nous nous y jetons :
N'est-ce folie que de mourir de la peur de la mort ?
[Martial Épigrammes II, 80, 2]
17. Comme ceux qui, par peur du précipice, s'y jettent eux-mêmes.
Par crainte du malheur beaucoup se mettent en péril
Brave est celui qui devant le danger
Est prêt à l'affronter s'il le faut,
Mais saura aussi l'éviter, s'il le peut.
[Lucain La guerre civile ou La Pharsale VII, 104-107]
Et souvent même l'homme qui craint la mort,
Prend en dégoût la vie, et le jour en horreur ;
Il se donne la mort dans un fol désespoir, oubliant
Que la source des maux est la peur de la mort.
[Lucrèce De la Nature 79-82]
18. Dans ses Lois, Platon condamne à une sépulture ignominieuse celui qui à ôté la vie à son plus proche parent et ami, c'est-à-dire lui-même, et a changé le cours de sa destinée, sans y être contraint par un jugement public, ni par quelque regrettable et inévitable coup du sort, ni pour échapper à une honte insupportable, mais à cause de la lâcheté et de la faiblesse d'une âme craintive. Et l'opinion qui dédaigne notre vie est ridicule ; car enfin, cette vie, c'est notre Etre même, c'est notre Tout. Ceux qui ont un Etre plus noble et plus riche peuvent se moquer du nôtre, mais il est contre nature de se mépriser et de faire si peu de cas de soi-même. C'est une maladie très spéciale, et qui ne se rencontre chez aucune autre créature que l'Homme, que de se haïr et mépriser soi-même.
19. C'est une puérilité du même genre qui nous pousse à vouloir être différents de ce que nous sommes. Le résultat de cette attitude est sans profit pour nous, car il se contredit et se combat lui-même : celui qui désire passer de l'état d'homme à celui de l'ange n'en tire aucun avantage, et de toutes façons, il n'en vaudrait pas mieux : puisqu'il ne serait plus là, qui donc pourrait se réjouir de ce changement et le ressentir à sa place ?
Pour éprouver malheur et souffrance à venir,
Il faut bien que l'on vive quand cela se produit.
[Lucrèce De la Nature 874]
20. La sécurité, l'insensibilité à la douleur, l'impassibilité, le retrait des maux de cette vie, tout ce que nous achetons au prix de notre mort, tout cela ne nous procure aucun avantage : c'est en vain que celui qui ne peut jouir de la paix évite la guerre, c'est en vain qu'il fuit la peine, celui qui ne peut savourer le repos.
21. Parmi les partisans du suicide, il y a eu un grand débat sur la question : « quelles occasions sont assez fondées pour faire prendre à un homme le parti de se tuer ? » On appelle cela « sortie raisonnable41 ». Car bien que l'on prétende qu'on meurt souvent pour des causes insignifiantes, puisque celles qui nous maintiennent en vie ne sont guère importantes, il faut pourtant apporter quelque mesure en cette affaire. Il y a des sentiments étranges et irrationnels qui ont poussé non seulement certains hommes, mais des peuples tout entiers à se détruire. J'en ai donné plus haut des exemples42 ; et nous apprenons aussi dans les livres que les vierges milésiennes, mues par une fureur générale, se pendaient les unes après les autres, jusqu'à ce que le magistrat y mette un terme, en ordonnant que celles qui seraient trouvées ainsi pendues fussent traînées par toute la ville avec leur corde, et toutes nues.
22. Threicion exhorta Cléomène à se tuer, à cause de la mauvaise situation de ses affaires, alors qu'il venait de fuir une mort plus honorable lors de la bataille qu'il venait de perdre, et à accepter celle-ci, moins honorable, mais qui du moins ne permettrait pas au vainqueur de lui imposer une mort ou une vie honteuses. Cleomène, faisant preuve alors d'un courage digne des Lacédémoniens et des Stoïques, refusa ce conseil comme étant lâche et efféminé : « c'est un expédient, dit-il, qui ne me fera jamais défaut, mais dont il ne faut pas user aussi longtemps que subsiste la moindre espérance ; vivre est quelquefois une preuve de constance et de vaillance ; et je veux que ma mort elle-même serve mon pays ; je veux qu'elle soit un acte d'honneur et de courage. » Thréicion ne crut qu'en lui-même et se tua. Cléomène en fit autant, mais plus tard, après avoir tenté la dernière chance qui lui restait. Tous les maux ne valent pas la peine qu'on veuille mourir pour leur échapper.
23. Et de plus, les choses humaines sont tellement sujettes aux changements, qu'il est bien difficile de dire à quel moment aucun n'espoir n'est plus possible :
Même étendu dans la cruelle arène, le gladiateur vaincu,
Espère vivre encore, bien que la foule menaçante
Ait tourné le pouce vers le sol...43
[Juste Lipse Politiques Œuvres 1637, t. III, p. 541]
24. Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permis tant que l'on est en vie. Sénèque répond à cela : « Oui, mais pourquoi aurais-je dans l'idée que le sort peut tout faire pour celui qui est vivant, plutôt que de penser au contraire que le sort ne peut rien contre celui qui sait mourir ? » On voit par exemple Josèphe, menacé d'un danger si évident et si proche, parce que le peuple entier s'était soulevé contre lui, qu'il n'avait raisonnablement aucun moyen d'en réchapper ; et pourtant, comme un de ses amis lui conseillait de se suicider, bien lui en prit de s'obstiner à espérer, car le sort, sans aucune explication humaine possible, détourna ce malheur si bien qu'il y échappa sans subir aucun mal. Cassius et Brutus, au contraire, achevèrent de mettre fin à ce qui restait de la liberté romaine dont ils étaient pourtant les protecteurs, par la précipitation et la hâte avec lesquelles ils se tuèrent avant que le moment soit opportun et les circonstances favorables44.
25. A la bataille de Serisolles45, Monsieur d'Enghien, désespéré par la tournure du combat, fort désastreuse à l'endroit où il se trouvait, tenta par deux fois de se trancher la gorge avec son épée, et faillit, par sa précipitation, se priver d'une bien belle victoire46.
26. J'ai vu cent lièvres s'échapper jusque sous les dents des lévriers :
Tel a survécu à son bourreau.
[26 Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius XIII]
Souvent le temps et les jours si divers dans leur cours