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Ont rétabli des destins compromis ; et souvent la Fortune

Revenue vers ceux qu'elle avait abattus, les a mis en lieu sûr.

[Virgile Énéide, XI, 425]

 

27. Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie que l'on a le droit d'éviter en se tuant. Et la plus pénible des trois, c'est celle de la « pierre » dans la vessie quand elle cause une rétention d'urine47. Sénèque, lui, ne cite que celles qui perturbent pour longtemps les facultés de l'esprit.

28. Il en est qui considèrent qu'il vaut mieux mourir à sa guise plutôt que d'encourir une mort plus atroce. Damocrite, chef des Étoliens, emmené comme prisonnier à Rome, trouva le moyen de s'évader pendant la nuit. Mais poursuivi par ses gardes, il se passa l'épée à travers le corps.

29. Antinoüs et Théodote, voyant leur ville d'Épire réduite à la dernière extrémité par les Romains, proposèrent au peuple un suicide collectif ; mais ceux qui étaient d'avis de se rendre l'ayant emporté, ils allèrent au devant de la mort en se ruant sur les ennemis, ayant bien l'intention d'attaquer, et non de se protéger.

30. L'île de Gozzo48 ayant été enlevée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes à marier, les tua de sa main, et leur mère ensuite, accourue en apprenant leur mort. Cela fait, sortant dans la rue avec une arbalète et une arquebuse, il tua en deux coups les deux premiers Turcs qui s'approchèrent de sa porte, puis mettant l'épée au poing, il se lança furieusement au combat, où il fut mis en pièces. Ainsi échappa-t-il à l'esclavage, après en avoir délivré les siens.

31. Les femmes juives, après avoir fait circoncire leurs enfants, se jetaient avec eux dans des précipices pour échapper à la cruauté d'Antiochus. On m'a raconté qu'un prisonnier de qualité, se trouvant en prison, et ses parents ayant été avertis qu'il serait certainement condamné, ceux-ci, pour éviter l'infamie d'une telle mort, chargèrent un prêtre de dire au malheureux que le meilleur moyen qu'il avait de se libérer était de se recommander à tel saint, en faisant tel et tel vœu, de ne rien manger du tout durant huit jours, quelque défaillance et faiblesse qu'il en ressentît. Ce qu'il fit, et ainsi échappa du même coup et sans même y penser à la vie et au danger qui la menaçait.

32. Scribonia conseilla à son neveu Libo de se suicider plutôt que de s'en remettre à la justice ; il lui dit que c'était vraiment faire le jeu des autres que de conserver la vie pour la remettre entre les mains de ceux qui viendraient la lui prendre trois ou quatre jours plus tard, et que c'était rendre service à ses ennemis que de garder son sang pour le leur offrir comme à la curée.

33. On lit dans la Bible que Nicanor, persécuteur de ceux qui suivaient la loi de Dieu, avait envoyé ses sbires pour se saisir du bon vieillard Rasias, surnommé le « Père des Juifs » à cause de sa vertu. Ce brave homme voyant qu'il n'y avait plus rien à faire, que sa porte était brûlée et que ses ennemis étaient prêts à le saisir, choisit courageusement de mourir plutôt que de tomber entre les mains des soudards et se laisser maltraiter contre l'honneur dû à son rang, et il se frappa de son épée. Mais dans sa hâte, il ne put ajuster le coup, et courut alors se jeter du haut d'un mur, passant à travers la troupe qui s'écarta pour lui laisser passage, et tomba la tête la première. Mais conservant néanmoins quelque reste de vie encore, il rassembla son courage, et se redressa, tout ensanglanté et meurtri, fendit la foule, parvint jusqu'à un rocher abrupt et escarpé, et là, n'en pouvant plus, il saisit à deux mains ses entrailles par l'une de ses plaies béantes, et les jeta sur ses poursuivants, appelant sur eux la vengeance de Dieu qu'il prenait à témoin.

34. De toutes les violences qui sont infligées à la conscience, la plus condamnable à mon avis est celle qui attente à la chasteté des femmes, parce que s'y mêle naturellement quelque plaisir corporel, et que de ce fait, la résistance opposée ne peut être complète, et qu'à la force se trouve mêlée peut-être quelque acquiescement. L'histoire écclésiastique fait grand cas de plusieurs exemples de personnes dévotes qui demandèrent à la mort de les garantir contre les outrages que les tyrans s'apprêtaient à faire subir à leur foi et à leur conscience49. Pélagie et Sophronie furent toutes deux canonisées : Sophronie se tua en se précipitant dans la rivière avec sa mère et ses sœurs pour éviter d'être violée avec elles par des soldats, et Pélagie, elle, se tua pour éviter d'être violée par l'Empereur Maxence.

35. Ce sera peut-être un honneur pour nous dans les siècles futurs, que l'on sache qu'un savant de notre temps, et notamment un parisien50, s'est mis en peine de persuader les dames de notre époque qu'elles devaient plutôt choisir une autre façon de faire que de céder au désespoir et adopter une aussi horrible solution. Je regrette qu'il n'ait pas connu, pour l'ajouter à ses contes, ce bon mot que j'appris à Toulouse, d'une femme passée entre les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, dit-elle, qu'une fois dans ma vie au moins, je m'en sois soûlée sans péché ! »

36. En vérité, ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française. Et Dieu merci, elles n'empoisonnent plus notre air depuis ce louable avertissement : « Il suffit qu'elles disent “Non” en le faisant », suivant la règle de ce cher Marot.

37. L'histoire abonde en exemples de gens qui de toutes sortes de façons ont échangé contre la mort une vie de douleurs. Lucius Aruntius se tua pour fuir, disait-il, l'avenir aussi bien que le passé[Tacite Annales VI, 48, 1-3]. Granius Silvanus et Statius Proximus se tuèrent après avoir obtenu le pardon de Néron, soit parce qu'ils ne voulaient pas tenir leur vie de la grâce d'un homme si détestable, soit pour ne pas risquer d'avoir à implorer son pardon une seconde fois, tellement il était courant chez lui de soupçonner et d'accuser les gens honnêtes.

38. Spargapizès, fils de la reine Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa pour se suicider [Tacite Annales XV, 71,4] la première faveur qu'il lui fit en le faisant détacher, n'ayant pas attendu autre chose de sa liberté que de pouvoir se venger sur lui-même de la honte d'avoir été pris.

39. Bogez, gouverneur d'Eion pour le compte du roi Xerxès, étant assiégé par l'armée athénienne conduite par Cimon, refusa le marché qui lui était proposé de s'en retourner en toute sécurité en Asie avec tous ses biens, ne pouvant supporter de survivre à la perte de ce que son maître lui avait confié ; et après avoir défendu jusqu'au bout sa ville, où il ne restait plus rien à manger, il jeta d'abord dans le Strymon tout l'or et tout ce qui lui sembla pouvoir constituer un butin pour l'ennemi, puis, ayant donné l'ordre d'allumer un grand bûcher et d'égorger femmes et enfants, concubines et serviteurs, il les mit dans le feu et s'y jeta lui-même.

40. Ninachetuen, seigneur indien51, ayant senti que le vice-roi du Portugal songeait à le déposséder, sans aucune raison apparente, de la charge qu'il exerçait en la presqu'île de Malacca, pour l'attribuer au roi de Campar, prit en secret cette résolution : il fit dresser une estrade plus longue que large, reposant sur des colonnes, tapissée avec un luxe royal, et abondamment ornée de fleurs et de parfums ; puis, vêtu d'une robe de drap d'or incrustée d'une quantité de pierreries de grand prix, il sortit dans la rue, et gravit l'escalier menant à l'estrade, sur laquelle un bûcher de bois aromatiques avait été allumé dans un coin.

41. La foule accourut pour voir à quelles fins avaient été faits ces préparatifs inaccoutumés. Ninachetuen exposa alors, avec un visage courroucé et déterminé, l'obligation que la nation portugaise avait envers lui ; comment il s'était comporté fidèlement dans sa charge ; qu'ayant si souvent montré aux autres, les armes à la main, que l'honneur lui était bien plus cher que la vie, il n'était pas homme à en abandonner le soin pour son intérêt personnel ; que le sort lui refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on voulait lui faire, son courage lui ordonnait de faire cesser la souffrance que cela lui causait, et de ne pas servir de fable pour le peuple, ni de triomphe pour des personnes qui valaient moins que lui. Cela dit, il se jeta dans le brasier.