Je fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué: Je consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy: car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas cogneu.
Quintilian dit avoir veu des Comediens si fort engagez en un rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il l'avoit espousee, jusques à se trouver surprins, non seulement de larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.
En une contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin: car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient ses imperfections: comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy presser des louanges nouvelles et fauces: et à le faire tout autre, quand nous l'avons perdu de veuë, qu'il ne nous sembloit estre, quand nous le voyions: Comme si le regret estoit une partie instructive: ou que les larmes en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Je renonce dés à present aux favorables tesmoignages, qu'on me voudra donner, non par ce que j'en seray digne, mais par ce que je seray mort.
Qui demandera à celuy là, Quel interest avez vous à ce siege? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune du Prince: je n'y pretens proffit quelconque: et de gloire, je sçay la petite part qui en peut toucher un particulier comme moy: je n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son rang de bataille pour l'assaut: C est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy ont jetté cette nouvelle rigueur et hayne dans les veines. Frivole cause, me direz vous: Comment cause? il n'en faut point, pour agiter nostre ame: Une resverie sans corps et sans subject la regente et l'agite. Que je me mette à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resjouye: Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et l'ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees, riardes, confuses, excite la resverie en noz visages! Quelles saillies et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions fauces, d'une presse d'autres hommes, avec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute? Enquerez vous à vous, où est l'object de ceste mutation? Est-il rien sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour avoir songé en dormant, que son frere devoit devenir Roy de Perse, le fit mourir. Un frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousjours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour une fantasie qu'il print de mauvais augure, de je ne sçay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché de quelque mal plaisant songe qu'il avoit songé: C'est priser sa vie justement ce qu'elle est, de l'abandonner pour un songe.
Oyez pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en butte à toutes offences et alterations: vrayement elle a raison d'en parler.
O prima infoelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,
Recta animi primùm debuit esse via.
CHAPITRE V Sur des vers de Virgile
A MESURE que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire: et souvent l'esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation: elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee.
J'avoy besoing en jeunesse, de m'advertir et solliciter pour me tenir en office: L'alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours serieux et sages: Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m'advertissent que trop, m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité: plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein: et employe quelque fois l'ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne: Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est à son tour de guider l'esprit vers la reformation: il regente à son tour: et plus rudement et imperieusement: Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Je me deffens de la temperance, comme j'ay faict autresfois de la volupté: elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m'aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent,
Mens intenta suis ne siet usque malis.
je gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux et nubileux que j'ay devant moy. Lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des jeunesses passees:
animus quod perdidit, optat,
Atque in præterita se totus imagine versat.
Que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere: estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Janus? Les ans m'entrainnent s'ils veulent, mais à reculons: Autant que mes yeux peuvent recognoistre cette belle saison expiree, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en veux-je déraciner l'image de la memoire.
hoc est,
Vivere bis, vita posse priore frui.
Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses, et jeux de la jeunesse, pour se resjouyr en autruy, de la soupplesse et beauté du corps, qui n'est plus en eux: et rappeller en leur souvenance, la grace et faveur de cet aage verdissant. Et veut qu'en ces esbats, ils attribuent l'honneur de la victoire, au jeune homme, qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d'entre eux.
Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux, comme extraordinaires: Ceux-là sont tantost les miens ordinaires: les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m'en vay au train de tressaillir, comme d'une nouvelle faveur, quand aucune chose ne me deult. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m'esgaye qu'en fantasie et en songe: pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse: Mais certes il faudroit autre remede, qu'en songe. Foible lucte, de l'art contre la nature. C'est grand simplesse, d'alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines: J'ayme mieux estre moins long temps vieil, que d'estre vieil, avant que de l'estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne: Je congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l'opinion ne peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus: populo nos damus, nullius rei bono auctori.