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En nostre langage je trouve assez d'estoffe, mais un peu faute de façon. Car il n'est rien, qu'on ne fist du jargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment: Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu'il languit soubs vous, et fleschit: et qu'à son deffaut le Latin se presentea au secours, et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apperçevons plus mal-aysement l'energie, d'autant que l'usage et la frequence, nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n'oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez: ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est vray-semblable, mirent premierement ces mots en ce lustre.

Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode artificielle, et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l'amour, et l'entend: lisez luy Leon Hebreu, et Ficin: on parle de luy, de ses pensees, et de ses actions, et si n'y entend rien. Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouvemens ordinaires. On les a couverts et revestus d'une autre robbe, pour l'usage de l'eschole. Dieu leur doint bien faire: si j'estois du mestier, je naturaliserois l'art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola.

Quand j'escris, je me passe bien de la compagnie, et souvenance des livres: de peur qu'ils n'interrompent ma forme. Aussi qu'à la verité, les bons autheurs m'abbattent par trop, et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons, qu'ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel.

Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l'invention du musicien Antinonydes, qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy, son auditoire fust abbreuvé de quelques autres mauvais chantres.

Mais je me puis plus malaisément deffaire de Plutarque: il est si universel et si plain, qu'à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s'ingere à vostre besongne, et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses, et d'embellissemens. Il m'en fait despit, d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Je ne le puis si peu racointer, que je n'en tire cuisse ou aile.

Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos, d'escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m'aide, ny me releve: où je ne hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre; et de François un peu moins. Je l'eusse faict meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eust esté moins mien: Et sa fin principale et perfection, c'est d'estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plein, ainsi que je cours inadvertemment: mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m'a dict ou que moy-mesme me suis dict: Tu es trop espais en figures, voyla un mot du cru de Gascongne: voyla une phrase dangereuse: (je n'en refuis aucune de celles qui s'usent emmy les rues Françoises: ceux qui veulent combatre l'usage par la grammaire se moquent) voylà un discours ignorant: voylà un discours paradoxe, en voylà un trop foclass="underline" Tu te joues souvent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte. Oüy, fais-je, mais je corrige les fautes d'inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout? me represente-je pas vivement? suffit. J'ay faict ce que j'ay voulu: tout le monde me recognoist en mon livre, et mon livre en moy.

Or j'ay une condition singeresse et imitatrice: Quand je me meslois de faire des vers (et n'en fis jamais que des Latins) ils accusoient evidemment le poëte que je venois dernierement de lire: Et de mes premiers Essays, aucuns puent un peu l'estranger. A Paris je parle un langage aucunement autre qu'à Montaigne. Qui que je regarde avec attention, m'imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considere, je l'usurpe: une sotte contenance, une desplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices plus: D'autant qu'ils me poingnent, ils s'acrochent à moy, et ne s'en vont pas sans secouer. On m'a veu plus souvent jurer par similitude, que par complexion.

Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout ce qu'ils voyent faire. Car par là les chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë, avec force noeuds de liens: de s'affubler d'accoustremens de teste à tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux. Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauvres bestes, leur complexion singeresse. Ils s'engluoient, s'enchevestroyent et garrotoyent eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement les gestes et parolles d'un autre, par dessein qui apporte souvent plaisir et admiration, n'est en moy, non plus qu'en une souche. Quand je jure selon moy, c'est seulement, par Dieu, qui est le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates juroit le chien: Zenon cette mesme interjection, qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari: Pythagoras, l'eau et l'air.

Je suis si aisé à reçevoir sans y penser ces impressions superficielles, que si j'ay eu en la bouche, Sire ou Altesse, trois jours de suite, huict jours apres ils m'eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que j'auray pris en battelant et en me moquant, je le diray lendemain serieusement. Parquoy, a escrire, j'accepte plus envis les argumens battus, de peur que je les traicte aux despens d'autruy. Tout argument m'est egallement fertile. Je les prens sur une mouche. Et Dieu vueille que celuy que j'ay icy en main, n'ait pas esté pris, par le commandement d'une volonté autant volage. Que je commence par celle qu'il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnees les unes aux autres.

Mais mon ame me desplaist, de ce qu'elle produit ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l'improuveu, et lors que je les cherche moins: lesquelles s'esvanouissent soudain, n'ayant sur le champ où les attacher: A cheval, à la table, au lict: Mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J'ay le parler un peu delicatement jaloux d'attention et de silence, si je parle de force. Qui m'interrompt, m'arreste. En voyage, la necessité mesme des chemins couppe les propos: Outre ce, que je voyage plus souvent sans compagnie, propre à ces entretiens de fuite: par où je prens tout loisir de m'entretenir moy-mesme. Il m'en advient comme de mes songes: en songeant, je les recommande à ma memoire, (car je songe volontiers que je songe) mais le lendemain, je me represente bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange, mais quels ils estoient au reste, plus j'ahane à le trouver, plus je l'enfonce en l'oubliance. Aussi des discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m'en reste en memoire qu'une vaine image: autant seulement qu'il m'en faut pour me faire ronger, et despiter apres leur queste, inutilement.

Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement: je trouve apres tout, que l'amour n'est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré: Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases: comme le plaisir que nature nous donne à descharger d'autres parties: qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l'amour est appetit de generation par l'entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus: cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l'amour: et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu'on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble: et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur: je crois qu'il est vray, ce que dit Platon, que l'homme a esté faict par les Dieux pour leur jouët.