Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.
Je tiens, que cette sienne temperature, a relevé maintesfois le corps de ses cheutes: Il est souvent abbatu; que si elle n'est enjouée, elle est au moins en estat tranquille et reposé. J'euz la fiebvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisagé: l'esprit alla tousjours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guere. Je vois plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrois moins que mille passions, et agitations d'esprit que je vois en usage. Je prens party de ne plus courre, c'est assez que je me traine; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,
Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?
Non plus, que je ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne.
Je n'ay point à me plaindre de mon imagination: j'ay eu peu de pensées en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté du desir, qui m'esveillast sans m'affliger. Je songe peu souvent; et lors c'est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communément de pensées plaisantes: plustost ridicules que tristes. Et tiens qu'il est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre.
Res quæ in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident,
Quæque agunt vigilantes, agitántque, ea sicut in somno accidunt,
Minus mirandum est.
Platon dit davantage, que c'est l'office de la prudence, d'en tirer des instructions divinatrices pour l'advenir. Je ne voy rien à cela, sinon les merveilleuses experiences, que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d'authorité irreprochable. Les histoires disent, que les Atlantes ne songent jamais: qui ne mangent aussi rien, qui aye prins mort. Ce que j'adjouste, d'autant que c'est à l'adventure l'occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les songes à propos. Les miens sont tendres: et ne m'apportent aucune agitation de corps, ny expression de voix. J'ay veu plusieurs de mon temps, en estre merveilleusement agitez. Theon le philosophe, se promenoit en songeant: et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison.
Je ne choisis guere à table; et me prens à la premiere chose et plus voisine: et me remue mal volontiers d'un goust à un autre. La presse des plats, et des services me desplaist, autant qu'autre presse: Je me contente aisément de peu de mets; et hay l'opinion de Favorinus, qu'en un festin, il faut qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousjours une nouvelle: Et que c'est un miserable soupper, si on n'a saoullé les assistans de crouppions de divers oyseaux; et que le seul bequefigue merite qu'on le mange entier. J'use familierement de viandes sallées; si ayme-je mieux le pain sans sel. Et mon boulanger chez moy, n'en sert pas d'autre pour ma table, contre l'usage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger, le refus, que je faisois des choses que communément on ayme le mieux, en cet aage; succres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combatit cette hayne de viandes delicates, comme une espece de delicatesse. Aussi n'est elle autre chose, que difficulté de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à un enfant, certaine particuliere et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l'ail, il luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens pour regretter le boeuf, et le jambon, parmy les perdris. Ils ont bon temps: c'est la delicatesse des delicats; c'est le goust d'une molle fortune, qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumées, Per quæ luxuria divitiarum tædio ludit. Laisser à faire bonne chere de ce qu'un autre la faict; avoir un soing curieux de son traictement; c'est l'essence de ce vice;
Si modica cænare times olus omne patella.
Il y a bien vrayement cette difference, qu'il vaut mieux obliger son desir, aux choses plus aisées à recouvrer; mais c'est tousjours vice de s'obliger. J'appellois autresfois, delicat un mien parent, qui avoit desapris en noz galeres, à se servir de noz licts, et se despouiller pour se coucher.
Si j'avois des enfans masles, je leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m'envoya dés le berceau, nourrir à un pauvre village des siens, et m'y tint autant que je fus en nourrisse, et encores audelà: me dressant à la plus basse et commune façon de vivre: Magna pars libertatis est bene moratus venter. Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture: laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et naturelles: laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à l'austerité; qu'ils ayent plustost à descendre de l'aspreté, qu'à monter vers elle. Son humeur visoit encore à une autre fin. De me rallier avec le peuple, et cette condition d'hommmes, qui a besoin de nostre ayde: et estimoit que je fusse tenu de regarder plustost, vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons, à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m'y obliger et attacher.
Son dessein n'a pas du tout mal succedé: Je m'adonne volontiers aux petits; soit pour ce qu'il y a plus de gloire: soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en noz guerres, je le condemneray plus asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille; se r'allie avec son pere, en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voyla changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary: lequel elle suivit par tout, où sa ruine le porta: N'ayant ce me semble autre choix, que de se jetter au party, où elle faisoit le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l'exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui avoyent besoin de luy, plus qu'à ceux qui luy pouvoient bien-faire: que je ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s'abaisser soubs les grands, et à s'enorgueillir sur les petits.
Les longues tables m'ennuyent, et me nuisent: Car soit pour m'y estre accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes, je m'y mets volontiers un peu apres les autres; sur la forme d'Auguste: Mais je ne l'imite pas, en ce qu'il en sortoit aussi avant les autres. Au rebours, j'ayme à me reposer long temps apres, et en ouyr comter: Pourveu que je ne m'y mesle point; car je me lasse et me blesse de parler, l'estomach plain; autant comme je trouve l'exercice de crier, et contester, avant le repas, tressalubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avoyent meilleure raison que nous, assignans à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuict: mangeans et beuvans moins hastivement que nous, qui passons en poste toutes noz actions: et estendans ce plaisir naturel, à plus de loisir et d'usage, y entresemans divers offices de conversation, utiles et aggreables.