J'ay un dictionaire tout à part moy: je passe le temps, quand il est mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais, et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, represente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur conte de leur vie, que de la couler et eschaper: de la passer, gauchir, et autant qu'il est en eux, ignorer et fuir; comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable: Mais je la cognois autre: et la trouve, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où je la tiens: Et nous l'a nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous, si elle nous presse; et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret: Mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien, de ne se desplaire à mourir qu'à ceux, qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr: je la jouis au double des autres: Car la mesure en la jouissance, depend du plus ou moins d'application, que nous y prestons. Principalement à cette heure, que j'apperçoy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en poix: Je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie: et par la vigueur de l'usage, compenser la hastiveté de son escoulement. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d'un contentement, et de la prosperité: je la sens ainsi qu'eux: mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l'ottroye. Ils jouyssent les autres plaisirs, comme ils font celuy du sommeil, sans les cognoistre. A celle-fin que le dormir mesme ne m'eschappast ainsi stupidement, j'ay autresfois trouvé bon qu'on me le troublast, afin que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moy; je ne l'escume pas, je le sonde, et plie ma raison à le recueillir, devenuë chagrigne et desgoustée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille, je ne la laisse pas friponner aux sens; j'y associe mon ame. Non pas pour s'y engager, mais pour s'y agreer; non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver. Et l'employe de sa part, à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon-heur, et l'amplifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doit à Dieu, d'estre en repos de sa conscience et d'autres passions intestines; d'avoir le corps en sa disposition naturelle: jouissant ordonnément et competemment, des functions molles et flateuses, par lesquelles il luy plaist compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa justice nous bat à son tour. Combien luy vaut d'estre logee en tel poinct, que où qu'elle jette sa veuë, le ciel est calme autour d'elle: nul desir, nulle crainte ou doute, qui luy trouble l'air: aucune difficulté passée, presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison des conditions differentes: Ainsi, je me propose en mille visages, ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste. Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoivent si laschement, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps; ils outrepassent le present, et ce qu'ils possedent, pour servir à l'esperance, et pour des ombrages et vaines images, que la fantasie leur met au devant,
Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus ;
lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu'on les suit. Le fruict et but de leur poursuitte, c'est poursuivre: comme Alexandre disoit que la fin de son travail, c'estoit travailler.
Nil actum credens cum quid superesset agendum.
Pour moy donc, j'ayme la vie, et la cultive, telle qu'il à pleu a Dieu nous l'octroyer: Je ne vay pas desirant, qu'elle eust à dire la necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins excusablement, de desirer qu'elle l'eust double. Sapiens divitiarum naturalium quæsitor acerrimus. Ny que nous nous substantassions, mettans seulement en la bouche un peu de ceste drogue par laquelle Epimenides se privoit d'appetit, et se maintenoit. N'y qu'on produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons, ains parlant en reverence, que plustost encores, on les produisist voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps fust sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon coeur et recognoissant, ce que nature a faict pour moy: et m'en aggree et m'en loue. On faict tort à ce grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l'annuller et desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. Omnia quæ secundum naturam sunt; æstimatione digna sunt. Des opinions de la Philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides: c'est à dire les plus humaines, et nostres: Mes discours sont conformément à mes moeurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant à mon gré, quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher, Que c'est une farrouche alliance, de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l'indulgent, l'honneste au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le sage la gouste. Le seul plaisir, qu'il tire de la jouyssance d'une belle jeune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience, de faire une action selon l'ordre. Comme de chausser ses bottes, pour une utile chevauchee. N'eussent ses suyvans, non plus de droit, et de nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu'en a sa leçon. Ce n'est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle: mais il prefere celle de l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Ceste cy ne va nullement seule, selon luy; il n'est pas si fantastique: mais seulement, premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez.