Cette fantaisie doit être courante au palais car ces dames n’y prêtent pas attention bien que le giton produise, à déguster la partie la plus noble de Sa Majesté, un bruit patouilleur évoquant une chasse au canard dans le Marais poitevin.
Ayant abandonné le chapitre de la Formule I, Soliman Draggor passe à la Coupe du Monde de football qui va avoir lieu d’ici quelques mois, car le prince est épris de sport et se montre éclectique dans ses engouements.
A un moment donné, comme il ne retrouve pas le nom d’un joueur africain déjà réputé, il se penche pour le demander à son turluteur.
On entend proférer plusieurs syllabes bien équipées en « a » et en « o » mais peu distinctes car il est malaisé de jacter la bouche pleine.
Cela suffit cependant à rafraîchir la mémoire de Sa Seigneurie.
— Oh ! oui ; Bamakoko ! fait-elle. Merci, mon bijou.
Qu’on le voudra ou non, les grands de ce monde conservent leur classe en toutes circonstances. Je vois, dans le cas présent, il est difficile de connaître l’instant où notre hôte procède à son lâcher de ballons. Il demeure disert, enjoué ; conserve un ton uni, un vocabulaire exemplaire. Simplement, lorsqu’il évoque cette partie du Mondial au cours de laquelle son cousin l’émir du Glave Tubar descendit sur le terrain pour invectiver l’arbitre, on distingue une fugace crispation de ses traits, accompagnée d’une pâleur vasculaire.
Sous la table, son commensal laisse échapper un grognement glouton. L’éphèbe réapparaît bientôt, l’air radieux et reprend sa place à table où l’attend une belle part de gâteau qui lui a été servie au cours de sa manigance souterraine.
— Qu’est-ce que je vois ! De la frangipane ! s’écrie le chérubin. J’adore !
Et il se met à dévorer l’édifice de sucrerie sous le regard mi-attendri, mi-reconnaissant de son protecteur.
Charmante soirée, indeed ! Si la Shéhérazade me fait la gueule, par contre la jolie Krystyna me couve d’un regard d’ange prêt à déchoir. Je me love par la pensée dans ses yeux si chargés de douces promesses, comme un chat s’enroule sur la rive brûlante de l’âtre.
Et pourtant !
Pourtant, l’esprit du grand Santonio a passé la surmultipliée, espère. Pas un instant de répit, le Vaillant ! Ça s’est organisé au poil dans sa caberle. Nous autres, gens d’action, ne cessons de phosphorer que lorsque la tombe enfin a fermé nos paupières, comme l’écrit si joliment Hugo dans « Le Cachepot à glissière ».
Mine de tout, j’ai dûment examiné les lieux, noté les embûches, défini le moyen de les esquiver. Et tout cela mollo, sans excitation, en mec très totalement serein.
Nous passons au salon violet pour le café. Immense pièce gerbante, avec des tentures épiscopales et des meubles Louis XIV.
Dès lors, une étrange apathie nous choit sur les endosses.
Nous monosyllabons du bout des chailles. Le prince qui a découillé pendant le repas, semble avoir sommeil.
Fectivement, après une succession de rots pleins de véhémence et d’autorité, il déclare que l’heure du coucouche-panier est venue.
— Cher Tiarko, fait-il avant de se retirer, je vous attendrai demain matin dans mon cabinet de travail, car il est grand temps de mettre au point l’opération que vous savez.
Il imprime dans l’air un geste bénisseur. Je me retiens de me signer. Une traînée de foutre escarguinche son pantalon de smok, mais c’est pas grave car il doit en posséder d’autres.
9
IL EST PAS CON, EDMOND
Je t’ai informé qu’au cours de ce repas singulier j’ai échafaudé des plans. Ceux-ci ont trait à la façon de me déplacer nuitamment dans les couloirs du palais sans me laisser retapisser par les caméras.
Il m’a fallu beaucoup puiser dans mon cerveau gradué[6] pour parvenir à trouver la parade contre cette nuisance de la vidéo intérieure. Mais le Seigneur, auquel je rendrai grâce pendant une bonne éternité, m’a doté d’une imagination en comparaison de laquelle celle que tu déploies pour justifier auprès de ton épouse des traces de rouge à lèvres sur ton slip n’est que délirade de vieillard incontinent.
Le physicien que je n’ai jamais été se révèle en moive. Je calcule, élabore, détermine. Ma cervelle se fait légère comme cette mousse abjecte que certains pâtissiers sans vergogne répandent sur des gâteaux, histoire de leur conférer une fausse importance.
De retour dans ma chambre, je me mets au turbot, au turbin, au turbotin. Pour la réalisation de mon plan d’épargne-logement, me faut un miroir un peu plus surfacé que l’objectif de prise de vue. Je l’ai en la personne, si je puis dire, de la glace encastrée dans le couvercle de mon étui à rasoir.
N’ensute j’ai besoin d’une perche de deux mètres cinquante, et ça c’est une autre paire de manches à couilles !
J’ai beau examiner mon chez moi, je n’ai à dis-pose que des tringles à rideaux d’un mètre quatre-vingts. C’est le hic, tu conviens ? Que faire ? En mec pondéré je passe dans le patio pour y quêter l’inspirance. La trouve en manquant me foutre la hure au sol. Tu sais pourquoi ? Parce que je me suis empiagé (comme on dit en bas-dauphiné) dans les ustensiles de piscaille dont parmi lesquels figure une épuisette destinée à son nettoiement. Le manche de l’engin mesure un peu plus de deux mètres cinquante. Un rêve ! Me faut pas lerchouille de temps pour enlever le filet de ramassage. Un peu davantage pour parviendre à fixer mon miroir à son extrémité.
Il est bon pour le service actif, le Fameux.
Je regarde l’heure : minuit va bientôt sonner au beffroi de ma Pasha. J’ai le temps.
Allongé sur mon plumard, je laisse filocher les minutes irrattrapables de ma vie, qui coïncident avec celles de la tienne, ne l’oublie jamais.
Tout est silencieux dans le palais. Ne doit rester en activité que le préposé au service de surveillance, lequel, selon moi en qui j’ai toute confiance, ne doit veiller que d’un cil.
Quand le moment propice (et non chaudepisse, comme dit Béru) me semble arrivé, je vais flouter une œillerie dans le couloir. Celui-ci n’est « couvert » que par une seule caméra, ce qui est suffisant car elle est pivotante et balaie très lentement sa zone de moucharderie.
Regarde la bizarrerie des choses : mon plan n’est réalisable précisément que parce qu’elle est sophistiquée, c’est-à-dire tournante. En fonctionnant de la sorte, elle laisse des temps morts dans certaines parties échappant provisoirement à son contrôle.
Tu piges ou si je te laisse prendre tes pilules à base de phosphore avant de poursuiter ? Non, ça joue ? Tu te sens apte ? Tu dédébiles ? Parfait[7].
Pour t’en revenir, Casimir, lorsque la minuscule caméra panoramique est braquée dans la partie du couloir opposée à celle où je me tiens, je lui suis naturellement invisible. Le danger c’est quand, son quatre-vingt-dix degrés opéré, elle repart en sens contraire.
Depuis ma lourde, le regard en chanfrein, je guette son mouvement régulier. Attends qu’elle couvre la section où je me tiens, me planque chez moi lorsqu’elle va me cueillir, compte posément jusqu’à six, puis me risque.
Ça y est, l’instrument a recommencé de balayer à l’envers. Alors je m’élance, mon périscope en main. J’atteins la base de l’objectif avant qu’il ait exécuté son retour et brandis ma canne munie du miroir de façon, non à l’obturer (pas bête, je tiens la glace de biais), mais à remplacer la vision logique qu’il devrait capter par une vue « arrière » du couloir où je ne figure pas.
6
Pourquoi « cerveau gradué » ? Un mystère san-antonien de plus. Ce remarquable auteur n’a pas fini de nous déconcerter.
7
En anglais