Quand je lui avais proposé d’emprunter son identité pour quelques semaines, moyennant un défraiement « intéressant », il ne s’était pas trop fait prier. J’avais eu le sentiment de m’adresser à un homme pragmatique, un peu désabusé ; le genre de type qui vient de vivre des événements tumultueux, voire sanglants, et qui n’attend plus grand-chose du destin, sinon de pouvoir vivre en paix avec lui-même, en restant ignoré des autres, ces ennemis obstinés qui tant nous font chier et nous cassent les couilles.
Nous avons éclusé nos cocktails vitaminés sans presque causer. Quand Félicie est joyce, elle se drape dans une tranquillité grisante, kif une marmotte en hibernation, et le temps dégouline sans bruit. Les sons perdent de leur réalité et les gens de leur fumiardise. On se croit aimé et vaguement immortel.
Le soleil faisait le grand écart au-dessus des Alpilles. Jean-André, le maître des lieux, qui ressemble davantage à un officier de marine qu’à un chef de cuisine, est venu nous serrer la louche et nous a annoncé qu’il venait de mettre au point une nouvelle recette de Saint-Jacques ; étions-nous O.K. pour servir de cobayes ? Tu connais mon héroïsme ? J’ai dit banco avec des papilles gustatives déjà en érection.
Là-dessus, Gheorghiu Tiarko (l’officiel) a quitté la piscaille dans un peignoir brodé Baumanière. Il marchait lentement en traînant des sandales à semelles de caoutchouc et des pensées pas baisantes (cela se voyait à son expression maussade). Juste en arrivant près de ma table, il m’a aperçu. D’un regard tiré à quatre épingles, je lui ai intimé de passer son chemin et il a emporté sa viande humide sans broncher.
J’ai noté que Jean-André le suivait des yeux.
— C’est qui ? lui ai-je demandé, juste pour voir.
— Un Roumain en vacances. Comme il est seul, j’ai l’impression qu’il s’ennuie.
— D’où vient qu’il n’a pas de dame de compagnie ? Il est plutôt beau gosse ?
— C’est peut-être pas sa tasse de thé.
Et puis il nous a quittés pour ses fourneaux car c’était le moment de pousser les feux et de tourner les cœurs d’artichauts.
M’man est allée dans sa chambre se préparer pour la tortore du soir. Dîner aux photophores sur la terrasse, avec des lucioles vagabondes, la senteur exaltée de la garrigue et les projos orangés sur le formidable paysage des Baux.
Je me suis rendu à pied jusqu’à la cabine téléphonique du vallon d’où j’ai appelé l’hostellerie et, travestissant ma voix, j’ai demandé à parler à M. Gheorghiu Tiarko.
On me l’a passé tout de suite.
31
C’EST PAS UNE MAUVIETTE, PIERRETTE
Minuit ! Moi j’aime…
Il y a un romantisme dans cette heure fatidique à cheval sur deux jours. Un mystère, toujours. Une confuse peur, aussi. L’heure du crime, quoi !
Donc, à minuit, je quitte Baumanière. L’hostellerie est vidée de ses clients.
Je descends le chemin qui conduit au vallon. J’ai pris la précaution de remiser ma voiture sur une petite aire de stationnement située dans un renfoncement discret et cette tire n’est pas ma Ferrari rugissante mais une chiotte passe-partout prise dans le parc automobile de la Maison Pébroque.
Aussi sec, je prends la voie de gauche dite du « Val d’Enfer ». La lune inonde le paysage extraordinaire qui évoque certains sites des montagnes Rocheuses. Il y a quelque chose d’irréel dans ce site grandiose qui me fait songer à des illustrations de Gustave Doré.
La route poudrée de blanc (écriraient certains de mes confrères qui ont conservé le style compofranc contracté en 4e) sinue entre les falaises percées de vastes cavernes résultant de l’extraction de cette bauxite d’où la cité a tiré son nom[16]. Au départ, quelques vignobles partent à l’assaut des montagnettes, parées de larges panneaux portant les noms des crus récoltés. Mais, assez rapidement, le raisin lâche prise et l’univers se minéralise entièrement.
De gauche et de droite, des chemins pierreux, mal carrossables parce que abandonnés depuis longtemps, conduisent aux carrières désaffectées dont les énormes gueules noires paraissent prêtes à happer le touriste aventureux.
Je serpente sur quelques kilomètres. Puis, au sortir d’une courbe, j’avise, sur ma gauche, une esplanade prolongée par une sente menant à une ancienne mine. Un vaste panneau d’au moins dix mètres sur trois célèbre les qualités exceptionnelles des vins « Anatole Bezuquet et Fils, Ame de la Provence ».
Je stoppe à l’ombre d’un rocher (car la lune provençale éclaire à Giono), coupe le moteur et sors de la tire. L’air embaume la garrigue. Et les hommes qui roupillent pendant ce temps, les pauvres, gavés de boustifaille et de téloche, qu’en sus, maman qui a ses ragnagnas a repoussé leurs évasives avances ! Ah ! la grandeur du quotidien, je te jure !
Une énorme pierre n’attendait que mon cul. Je le lui confie après m’être placé face à la vallée. Oh, l’enchantement ! Instant rare, somptueux. Présent ineffable d’un Créateur qui n’aurait pas dû nous vouloir si nombreux ! Qu’un jour on finira par se marcher sur les testicules, bordel ! C’est pourquoi, en attendant, faut pas y laisser perdre, comme disait mémé.
Je regarde la route en lacet que je viens de parcourir, guettant les phares d’une guinde. En attendant, je gamberge à propos du véritable Tiarko. Un zigus curieux : solitaire, homme d’action, ça ne fait pas de doute. La chute de son boss et de sa rombiasse ont profondément modifié sa vie. Mais comme c’est un battant, il s’est converti à des occupes moins périlleuses. Heureux, somme toute, d’avoir pu sauver sa peau et repartir du bon pied.
Lorsque tout ce bigntz m’a échu, j’ai longuement étudié le topo avec quelques spécialistes des questions marginales. Ces messieurs ont rassemblé des chiées de rapports en tout genre dont je te fais grâce car tu n’en as rien à secouer. Peu à peu on a déterminé par quel bout il convenait de bicher l’écheveau, qu’écrirait un grand du roman policier qui n’a peur ni des mouches ni des clichés. Alors, partant du brin de laine qui dépassait, on a embobiné gentiment le tout. Et maintenant voilà. On achève bien l’écheveau. La photo aérienne de l’affaire nous a désigné Tiarko comme étant la carte jouable. On l’a jouée.
On savait le prince Draggor obnubilé par les cailloux du pauvre Pahlavi. C’était le seul argument qui pouvait nous permettre de le manœuvrer. Alors on a misé à mort sur le Roumain pour bâtir un scénario nous permettant d’avoir barre sur Sa Majesté. On s’est dit que, seul, un ancien familier des Ceauşescu serait crédible.
Des mois, mon chéri, pour préparer le leurre, amener mine de rien le monarque des « mille et deux nuits » à s’assurer la collaboration de l’ami Tiarko. L’initiative devait venir de lui. Jamais je ne me suis trouvé aux prises avec une affaire aussi délicate, aussi subtile à gérer. Autant organiser un bal populaire sur un champ de mines[17]. Que d’efforts, de temps, d’argent, consacrés à une cause juste, mais quasiment inabordable.
Et à présent…
Je cesse de rétrospecter. Dans la vallée j’aperçois les phares d’une calèche à pétrole. Probablement celle de l’homme dont j’ai, avec son consentement, pris l’identité. J’attends avec ce détachement qui m’envahit chaque fois que je joue à la belote avec un carré d’as ou de valets en pogne.
17
Elle est bien, celle-là, non ? Conne, mais efficace. Je vais essayer de t’en trouver d’autres.