L’arrivant roule d’une allure moyenne, en respectant la limitation de vitesse. J’ai souvent remarqué que les pilotes d’avion, une fois à terre, sont des tomobilistes prudents. Leur job, c’est tout là-haut, ils se gaffent du plancher des bovins.
La chignole survenante ralentit dans le virage précédateur. Oui : il s’agit bien de la caisse verte du camarade roumain.
Il vire sans hésiter sur le terre-plein et remise son os près du mien.
— Bonsoir, monsieur Tiarko ! me fait-il, sans sourire.
Et moi, je lui réponds :
— Bonsoir, monsieur Tiarko !
« Si qu’on plaisanterait pas, de temps en temps, la vie d’viendrerait vite un tas d’merde », assure Béru qui s’y connaît car il est orfèvre en la matière.
32
IL A UNE CHOUETTE POINTE BIC, ÉRIC
Au clair de la lune, mon ami Pierrot me semble fort différent de l’espèce de sosie que j’ai tenté d’être. Plus grand que moi, je te le répète, mais un tantisoit voûté (par l’adversité, sans doute), les pommettes plus haut perchées que les miennes et le regard enfoncé, ou alors ce sont ses pommettes qui proéminent ? La glotte saillante comme un qui vient de s’étrangler avec un as de pique. La bouche un peu tombante telles les baffies d’un Tartare, il est, en toute immodestie, moins sympathique que mézique, ou alors j’ai une trop grande considération pour ma personne.
— Vos « vacances » se passent bien ? lui demandé-je après un serrement de main, en comparaison duquel celui du Jeu de paume n’était que de la roupette de pensionné, comme dit Bérurier.
— Hélas, oui, fait-il : je grossis à trop manger et trop dormir. Vous pensez que je dois prolonger mon séjour dans ce paradis ?
— Il tire à sa fin, mon cher ; je vous demande encore trois à quatre jours de patience.
Il opine.
— Ne restons pas sur cette esplanade, dis-je, nous attirerions l’attention de quelque automobiliste noctambule.
Péremptoire, j’emprunte le chemin abandonné menant à la carrière toute proche. Il m’escorte sans poser de question. La végétation a repris le dessus, comme toujours. Il y a des liserons aux fines lianes tourmentées en travers de la route qui servit à l’extraction de la bauxite détentrice du minerai.
J’atteins l’ouverture, béante comme le cadre de scène du Châtelet. Des chauves-souris au vol rasant tournoient devant cette grotte artificielle.
— Drôle d’endroit, murmure Tiarko.
— C’est tranquille, ironisé-je en m’asseyant sur un quartier de minerai.
Il m’imite. Le sol est jonché de blocs taillés de façon géométrique, tout indiqués pour servir de bancs.
— Votre mission progresse ? questionne le Roumain.
— Elle arrive à son terme, après bien des péripéties.
Il esquisse un léger soubresaut.
— Qu’avez-vous, mon cher ? lui demandé-je-t-il.
— Une bête m’a piqué à la nuque, assure l’aviateur en portant la main derrière son oreille gauche.
— Voulez-vous que nous ressortions ?
Il me répond par un bredouillis inaudible, puis son bras retombe, son buste chancelle et le véritable Tiarko choit comme : un pantin de son, une chaise dont un pied est cassé, une merde, les cours de la Bourse de Tokyo après un tremblement de terre, la bite du duc d’Edimbourg, une poire trop mûre, les seins de la pauvre reine Fabiola qui ont pourtant si peu servi.
Je freine de mon mieux la foirade du gazier, pas qu’il se pète la gogne contre l’arête d’une roche.
Aussitôt, une forte lampe s’éclaire, mettant de la fantasmagorie plein l’immense grotte. Deux silhouettes d’hommes s’avancent derrière l’aveuglante clarté.
— Bien touché, hein ? demande la voix de M. Blanc.
— Dans le mille, réponds-je. Tous mes compliments, dans le noir, ça n’a pas dû être fastoche.
— Tu oublies les infrarouges, fait Mathias, le second personnage surgi des ténèbres.
Le faisceau balaie le sol et vient cueillir le Roumain inanimé. Celui-ci paraît dormir. Il y a même une parfaite sérénité sur son visage.
Jérémie qui porte la loupiote, la dépose sur une roche et l’oriente sur les profondeurs de l’ancienne carrière.
— Où avez-vous laissé votre chignole, les mecs ?
— Dans la carrière qui précède.
Mathias tire de la poche de son cardigan une trousse qu’il se met en devoir de déballer.
— Vous voulez bien dénuder un de ses pieds pendant que je prépare l’injection ? demande-t-il.
Les reflets de la torche mettent des lueurs d’incendie plein sa chevelure flamboyante.
— Tu le piques au pinceau ? m’étonné-je.
— Sous l’ongle du gros orteil ; ça ne laisse aucune trace. S’il éprouve une douleur par la suite, il ne s’en étonnera pas : il est fréquent qu’on souffre d’un doigt de pied.
J’admire le parfait sang-froid du Rouquemoute.
Avec des gestes calmes et donc précis, il prépare une petite seringue, casse une ampoule de verre…
— Parle-moi de ce que tu lui injectes, Blondinet.
— C’est tout récent.
— Mais encore ?
— Le produit annihile totalement le self-control de l’individu. Lorsqu’il a reçu l’injection, il est livré complètement à ta volonté. Tu peux lui poser n’importe quelle question, s’il en connaît la réponse, il te la livre.
— J’ai expérimenté un truc de ce genre en Andalousie, de la part d’un toubib asiatique. Et ensuite ?
— Ensuite rien. Il ne sait même plus qu’on lui a fait une injection et, a fortiori, posé des questions.
Le Rouque procède. On le regarde avec un certain respect, Jérémie et ma pomme, nous disant que c’est impressionnant, la science appliquée.
Les chauves-souris, affolées par la lumière de la torche électrique, volettent avec égarement, frôlant nos têtes.
L’une d’elles, plus hardie ou plus apeurée que ses potesses, se plaque sur nos tifs et on regrette alors de ne pas avoir la coiffure du cher Daniel Boulanger (qui ne me donne pas suffisamment de ses nouvelles[18]).
— Voilà ! fait Mathias en se relevant. Il n’est plus que d’attendre.
— Combien de temps ? s’informe le Noirpiot.
— Quelques minutes ; c’est variable selon la morphologie des sujets. Nous saurons qu’il est « à disposition » lorsqu’il rouvrira les yeux.
On patiente en discutant le bout de gras. Si j’avais su, j’aurais amené une bonne bouteille pour mieux convivre, les trois. Chose surprenante, nous ne parlons pas de l’affaire, comme si on se réservait pour l’instant où le Roumain sera opérationnel.
Une tinée qu’on ne s’est vus, avec cette affure baroque à laquelle je me suis complètement consacré. J’ai le genre poulardin qui s’investit, tu l’auras remarqué ? Alors, je les questionne sur leur vie privée.
Pour M. Blanc, tout baigne. Comme sa situasse est montée en première ligne, Ramadé, son épouse, suit des cours par correspondance : français, philo, anglais, car elle doit bien « figurer » lorsqu’il la sort. Ils vont changer d’apparte, quitter le 18e pour un duplex « de charme » rue Dauphine (à trois pas de la Grande Taule).
Plus « élaboré » est le chemin du beau Rouillé. Sa nièce et assistante-maîtresse qui avait rompu leur liaison, pour épouser je ne me rappelle quel connard, divorce après avoir découvert que son époux prenait du rond. Il la console de son amère désilluse en la fourrant trois fois par jour. Peut-être que lorsque ses dix-neuf enfants seront mariés, il l’épousera ?