On stoppe ces aimables confidences amitieuses quand on s’aperçoit que le sieur Tiarko nous considère d’un œil pâteux.
— A toi de jouer, Antoine ! invite l’Incendié.
Je ne me fais pas prier, m’installe au côté de l’aviateur en vacances.
Il se trouve dans un état presque comme ma queue, dirait Gérard Barray. Sa tronche embarde et il a quelque difficulté à la replanter au bout de son cou. Ses yeux, tu croirais deux taches d’encre sur du papier buvard.
— Ça va, Gheorghiu ? lui demandé-je en roumain.
Il émet quelque chose qui doit être une affirmation.
Histoire de tester l’annihilation de sa volonté, je murmure :
— C’est quoi votre passion, en amour ?
Il bredouille lamentablement.
— Parlez plus fort, cher camarade.
Il s’applique. Ne fait aucun chichi pour m’expliquer qu’il adore être fouetté pendant qu’il morfile l’abricot d’une jouvencelle. Je considère qu’une pareille confidence prouve que cet homme se livre complètement.
— Vous vous en êtes magnifiquement bien tiré au moment du soulèvement, lui dis-je. La plupart des familiers de Ceauşescu sont morts ou embastillés, alors que vous voilà tranquille, en Angleterre, à la tête d’une petite compagnie d’avions-taxis qui, non seulement fonctionne bien, mais ne représente qu’une partie négligeable de vos avoirs.
— C’est vrai, qu’il balbutie l’ami Tiarko.
— Il faut dire, poursuis-je, que vous avez manœuvré de main de maître. Vous êtes génial dans votre genre, cher vieux.
Il dodeline avec, aux lèvres (et où voudrais-tu qu’il l’eût ?), un sourire béat (comme il est à terre, c’est le béat bas).
— Oui, votre façon de procéder fut absolument fumante, reprends-je. Dans cette action, le coup de génie a été de débarquer le trésor dans un endroit secret, puis d’aller vous poser en Italie avec l’autre partie du butin et de vous y laisser confisquer votre chargement. Vous pouvez être fier de vous, Gheorghiu.
— Merci ! qu’il me dit en souriant aux anges (à moins que ce ne soit aux chauves-souris).
— En agissant de la sorte, poursuis-je, vous faisiez passer à l’as la partie clandestinement sortie de votre coucou. Beau travail ! Personne n’a pu vous soupçonner, d’autant plus que les Ceauşescu ont été liquidés comme des malpropres.
Sous l’effet de la drogue, il ne se rend pas compte, l’empaffé, qu’il est en train de ruiner son coup.
C’est le moment pour le gars Mézigue, enfant prodige cher à Félicie, de piquer une tête du plongeoir :
— Où avez-vous largué le trésor Izmir, mon petit Gheorghiu ?
— Dans la région de Zagreb, à l’aéro-club de Nyvapa, répond docilement le cher garçon.
— Vous aviez quelqu’un de confiance qui vous y attendait ?
— Mon oncle de Londres.
— Avec un jet privé ?
— Un Bozon Verduraz 611 à Smelflex.
— Il avait acheté les employés de l’aéroport ?
— Même pas. C’est un terrain à l’abandon.
— Donc vous avez déchargé en vitesse le trésor Izmir et poursuivi votre route jusqu’en Italie ?
— Affirmatif.
— Votre oncle, lui, s’est hâté de regagner Londres ?
— Non. C’était trop risqué de ramener les joyaux en Angleterre où le contrôle aérien est très strict.
— Alors ?
Si je t’avouais que mon cœur bat la Chamalières, comme dit le bon président Giscard d’Estaing. Une peur incoercible de voir cesser brusquement l’effet de la piqûre me mord les testicules. Là ! Tu vois ? Y a encore la trace des dents !
Mais j’ai tort de me biloter. Mon Roumain m’accroche la crémaillère sans vidanger ses ballasts.
— En Irlande, fait-il, à l’aéro-club de Kelkonery, dans le Connemara.
— Qu’a-t-il fait du trésor ?
— Il a loué un coffre à la Mekhouil Bank de Bigbitoune pour y déposer le trésor.
— Il y est encore ?
— Qui songerait à aller le chercher dans ce coin perdu d’Europe ?
— Ça, vous pouvez le dire.
Je lui souris triste. Je commets une sorte de viol : celui de sa conscience. Mais n’est-ce pas la base de notre putain de métier ?
Au bout d’un moment de réflexion, donc de mutisme, je réagis. Le compteur tourne. Lorsque la potion magique de l’Incendié cessera ses effets, il redescendra sur terre, l’aviateur.
— Qui a la signature de ce coffre ?
— Mon oncle et moi.
— Signatures jointes ?
— Non, nous devons pouvoir y accéder séparément.
— Vous avez donc confiance en votre parent ?
Ma question le surprend, puis le choque.
— Il est comme mon père et je lui dois beaucoup, pour ne pas dire tout.
— Vous avez déjà tapé dans le trésor ?
— J’ai prélevé des pièces mineures dont la vente m’a permis de créer mon affaire d’avions-taxis.
— Dites, c’est formidable de disposer d’une manne pareille.
— Oui, j’ai une chance folle.
Re-silence. Derrière le Roumain, le Red me fait des signes en tapotant sa montre de poignet. Il m’avertit que mon vis-à-vis va bientôt réintégrer sa personnalité habituelle.
— Dites-moi, Gheorghiu, ça vous ennuierait de me faire un mot pour votre tonton ?
— Mais pas du tout.
Déjà, le Blanc-d’ébène apporte le bloc de correspondance et le stylo dont je l’avais prié de se munir. Je glisse ce dernier entre les doigts de mon « patient ».
— Comment appelez-vous votre oncle ? Il me cite un diminutif : « Zef ».
Je commence à dicter :
Cher Zef
Je t’adresse mon ami Antoine en qui tu peux avoir toute confiance. Je voudrais que tu l’emmènes à Bigbitoune et lui montres ce que tu sais. C’est très très important. Je serai de retour la semaine prochaine.
« Vous signez d’une façon intime lorsque vous lui écrivez ? » demandé-je.
— Gheo.
— Alors, signez « Gheo ».
Il.
Je prélève la feuille écrite, la secoue pour hâter le séchage de l’encre, la plie en quatre et la glisse dans mon porte-cartes.
Jusqu’à présent, tout baigne dans l’huile d’olive vierge (on est en Provence, non ?).
— Maintenant, mes chéris, il est temps de nous séparer, fais-je à mon tandem d’élite. Rendez-vous dans le Connemara mardi prochain. Descendez dans le meilleur hôtel du patelin, si toutefois il en existe un, et buvez de la Guinness en m’attendant.
Ils décarrent, non sans remporter leur lampe.
Demeuré seul avec le Roumain, je l’invite à quitter la carrière. Il se déplace à mon côté, d’un pas cotonneux. L’air fraîchouillard de la nuit nous caresse tendrement le visage. Les étoiles bien astiquées brillent au firpapa. Ça sent bon le thym et le romarin.
— Asseyons-nous sur ce bloc de pierre ; ne trouvez-vous pas qu’il a la forme d’un banc ?
Tiarko ne me répond pas, mais s’assoit. Il se prend la tête dans les mains comme un qui a besoin de réfléchir à fond la caisse.
Je respecte sa méditation.
33
ELLE SE PLANTE DES ÉPINES, PHILIPPINE
Le garage termine une longue rue bordée de maisons identiques. Elles sont charmantes, mais leur multiplication tourne au cauchemar. Comment qu’il s’y prend, le gars murgé, pour rentrer chez lui quand il fait sombre comme dans le trou du cul du lord-maire ? Doit se produire des erreurs, fatal. T’as bien, de temps à autre, un mister Smith qui pénètre dans la crèche d’un mister Brown et lui embroque sa rombiasse sans même y prendre de plaisir parce qu’il croit que c’est la sienne, non ?