Lorsqu’il ne rentrait pas ivre et puant l’alcool, ils avaient connu de bons moments. Comme le jour où il emprunta une voiture pour emmener Fegan, encore très jeune, et sa mère à Portaferry, au bord du Strangford Lough. Ils traversèrent trois fois la baie, aller-retour, juste pour le plaisir de prendre le ferry. Puis son père partit au pub, tandis que Fegan et sa mère éplorée rentraient à Belfast en car. Il resta absent trois jours.
Ce que Fegan revoyait avant tout de ces bons moments, aussi rares fussent-ils, c’étaient les mains de son père. Noueuses et rudes au toucher, fermes et chaudes, avec de longs doigts tachés de nicotine.
Il avait neuf ans la dernière fois qu’il les toucha. La scène se déroula dans la petite chambre de ses parents, par une matinée froide. Aux murs, l’humidité formait des cloques et décollait le papier peint par lambeaux. Il se rappelait l’odeur du moisi, mêlée au parfum fleuri de sa mère quand elle entra. Elle s’assit sur le lit, attrapa une brosse et la lui passa dans les cheveux.
Après un long moment, elle demanda : « À qui parlais-tu quand je suis arrivée, chéri ?
— À personne. »
Les poils de sanglier lui grattaient le cuir chevelu comme des ongles et sa peau le démangeait, sous la poigne oppressante du col de la chemise. Il se tenait debout devant la coiffeuse en acajou de sa mère, seul meuble de valeur dans la pièce, les mains posées à plat sur le bois frais. Dans le miroir, il vit qu’elle avait les yeux rougis par les larmes.
« Tu parlais à quelqu’un. À tes amis ? Ceux que tu t’inventes ?
— Non. »
Elle le frappa d’un coup de brosse dans le dos. La douleur cuisante le fit se dresser sur la pointe des pieds en serrant les fesses.
Sa mère continua à le coiffer. « Ne mens pas, mon fils. Surtout pas aujourd’hui. À qui parlais-tu ? »
Il renifla et lui lança un regard noir dans le miroir. « À papa », répondit-il.
Les piques de la brosse s’immobilisèrent au sommet de son crâne. Sa mère battit des paupières, et une perle de cristal s’échappa de son œil gauche. « Arrête, dit-elle.
— C’était papa.
— Ton papa est enterré aujourd’hui. » Elle posa la brosse sur le lit et le prit sévèrement par les épaules. Il sentait son souffle brûlant sur sa nuque. « Ils vont bientôt refermer le cercueil, mais le couvercle est encore ouvert. Je ne t’ai pas obligé à le voir parce que je savais que tu ne voulais pas. Mais si tu me racontes encore des bêtises pareilles, je t’emmène tout de suite. Tu veux que je t’oblige à le voir ? »
Malgré son envie de faire plaisir à sa mère en répondant par la négative, Fegan désirait plus encore qu’elle sache. « Il me donnait la main », dit-il.
Sa mère le tourna pour l’obliger à lui faire face. Un éclair s’alluma dans sa tête au moment où elle le gifla. Il vacilla, mais elle le retint fermement.
« Écoute-moi bien, Gerry, dit-elle en crispant ses lèvres pâles avec une expression farouche. Je ne veux plus entendre ces… ces horreurs. Tu arrêtes ! C’est compris. »
Comme il ouvrait la bouche pour protester, il reçut une autre décharge sur la joue.
« C’est terminé. Tu ne vois personne. Tu ne parles à personne. Tu ne les entends plus ! Tu veux qu’on te prenne pour un fou ? Tu as envie de finir avec tous ces vieillards au cerveau ramolli qu’on laisse croupir à l’hôpital ? » Elle le secoua durement. « Hein ? C’est ça que tu veux ? »
Aveuglé par les larmes, Fegan fit non de la tête. Il avait envie de pleurer, mais la détresse au fond de sa poitrine refusait de sortir. Son chagrin enfla, lui remonta dans les oreilles où il resta comprimé jusqu’à ce que, enfin, ses poumons douloureux se remplissent d’air et expulsent des sanglots déchirants. Il s’effondra contre sa mère qui l’enveloppa de ses bras.
« Oh, mon tout petit. Pardon… Chut… Là, c’est fini. Si tu ne dis rien, ces vilaines choses te laisseront tranquille. Ne leur parle plus jamais. »
Elle prit son visage baigné de larmes dans ses mains et sourit. « Ne les écoute pas, ne dis rien. Le diable ne peut pas entrer quand on lui ferme la porte. Tu comprends ? »
Il hocha la tête en reniflant.
« C’est bien. Allez, va cirer tes chaussures maintenant. »
C’était il y a trente-six ans. Fegan n’aimait pas penser au temps qui passe et qu’il est impossible de retenir. Mais parfois, on ne pouvait échapper au compte des années. Emprisonné à vingt-six ans, libéré à trente-huit, et depuis, sept ans encore avaient filé sans qu’il s’en aperçoive. Presque la moitié d’une vie gâchée. Il chassa cette idée et ramena son esprit à la tâche qui l’occupait.
Il était assis à sa table sous la fenêtre, les manches de sa chemise relevées. Le jour, il travaillait en pleine lumière, et la nuit, une lampe de bureau éclairait les outils qu’il disposait soigneusement tout autour. Dans le cas présent, ruban adhésif, limes, laine d’acier et huile d’olive. Il posa la pierre sur du papier journal et essuya avec un chiffon doux les copeaux et les fines particules de métal qu’il venait d’abraser entre les parties masquées de la touche.
Sur l’étagère près de lui, la radio diffusait de lancinants accents de blues. Fegan ne comprenait pas les paroles psalmodiées sur les accords, mais il avait envie d’apprendre à jouer de la C.F. Martin quand il aurait terminé de la restaurer. C’était un modèle de collection, avait expliqué Ronnie. Mais les guitares n’étaient pas faites pour qu’on les collectionne, disait-il. Elles étaient faites pour qu’on en joue. C’est pourquoi Fegan écoutait la radio tout en travaillant, avec l’espoir que la musique pénétrerait en lui.
Quand il entendit le jingle annonçant les informations, il arrêta le poste. Tous ne parlaient que de McKenna — hommes politiques, policiers, spécialistes de la sécurité —, même les journalistes qui s’interviewaient les uns les autres pour exploiter l’événement en le pressant jusqu’à la dernière goutte.
Fegan reprit la pierre à affûter et la passa à nouveau sur la touche, d’une extrémité à l’autre ; le rythme de son geste l’apaisait. Neuf heures du soir. Il n’avait pas encore bu et comme tous les autres soirs, il se promit de rester sobre tout en reconnaissant, quelque part au fond de lui, qu’il ne tiendrait pas sa promesse. Il savait que cette nuit, ils reviendraient, même s’il avait donné McKenna au garçon. Ils exigeraient davantage.
Ils voulaient Caffola.
Fegan continua à manier la pierre, doucement, gardant le bras souple. « Ne dis rien, pensa-t-il. N’écoute pas et ne dis rien. »
Calme et patience.
Un picotement le saisit aux tempes, comme lorsque l’air est chargé d’électricité avant un orage. Fermant les yeux, il laissa aller sa main dont le rythme s’accordait avec les battements de son cœur.
Calme et patience.
Des flèches de lumière jaillirent derrière ses yeux.
Fegan rangea la pierre et posa la guitare sur la table, couverte d’une feutrine pour protéger la finition du bois. Il se leva, s’approcha du buffet, se versa deux doigts de Jameson et la même quantité d’eau. La chaleur du whisky se répandit dans ses veines tandis que les ombres progressaient sur les murs.
Calme et patience.
7
« Qui a buté McKenna, à ton avis ? » demanda McSorley en braquant le volant du lourd véhicule sur la gauche.
Campbell jeta un regard par-dessus son épaule. Étendu sur le dur plateau arrière de la camionnette, le vieil homme gémissait à l’intérieur de la taie d’oreiller qui lui recouvrait la tête.