Ils roulèrent en silence. McSorley surveillait l’Écossais du coin de l’œil. Campbell, lui, pensait au trou dans la tête de Michael McKenna, et au tueur dont la mort aussi était maintenant assurée.
8
Comme la vaste demeure de McKenna, à la lisière d’une banlieue aisée, ne s’accordait guère avec les orientations socialistes du parti, Fegan ne s’étonna pas que la veillée funèbre fût organisée chez la mère du défunt. Les gens vinrent rendre un dernier hommage à McKenna dans une petite maison en brique rouge à un étage, coincée au milieu d’une rangée d’habitations identiques de Fallswater Parade, en bordure de la portion sud de Falls Road, veine jugulaire du mouvement républicain à Belfast. À l’époque des Troubles, on avait comparé cette partie de la ville à Beyrouth. Pour Fegan, c’était depuis toujours le chemin qui le ramenait chez lui, dans le quartier des Falls délimité par Springfield Road où habitait autrefois sa mère.
En approchant de la maison, il essaya de compter les hommes rassemblés dans la minuscule courette, ainsi que les autres, sur le trottoir, qui fumaient, riaient, bavardaient. Il renonça après en avoir dénombré une vingtaine et se faufila parmi l’attroupement, répondant aux hochements de têtes polis et marmonnant des formules de salutation. Il les connaissait pour la plupart, sans en apprécier aucun. De rudes gaillards qui venaient de partout à Belfast : Andersonstown, Poleglass, Turf Lodge, et certains aussi qui vivaient dans les enclaves républicaines du nord de la ville et de Lower Ormeau. Il reconnut quelques visages qu’il avait croisés en dehors de Belfast, à Derry ou dans le sud du comté d’Armagh. Mis à part un petit nombre qui arboraient chemise et cravate pour l’occasion, les autres se présentaient en veste de cuir ou dans leurs habits de tous les jours.
Fegan surprit le regard furibond d’un jeune homme posté à la fenêtre de la maison voisine. C’était sans doute le propriétaire de la Volvo familiale contre laquelle plusieurs gars s’appuyaient. Mais il ne viendrait sûrement pas se plaindre. S’apercevant qu’on l’avait repéré, il laissa aussitôt retomber le rideau. Fegan se douta que les nouveaux habitants de la rue surveillaient l’événement d’un œil craintif. À cause de la hausse de l’immobilier, les jeunes des classes moyennes s’étaient déplacés vers des quartiers de la ville où il leur eût semblé inconcevable de s’installer autrefois. Et des retraités qui, de toute leur vie, n’avaient jamais vu la couleur de l’argent se trouvaient à présent assis sur des biens d’une valeur démultipliée.
Fegan entra dans le vestibule. Les gens se pressaient au coude à coude et il dut lutter contre une impression d’étouffement, comme un homme au bord de la noyade, pour s’engager plus avant dans la maison.
« Gerry ! » Une frêle vieille dame agita la main, au milieu d’une forêt de cuir noir et des chemises à rayures vertes et blanches du Celtic Football Club.
Fegan se fraya un chemin entre la foule compacte pour la rejoindre. « Mrs. McKenna, dit-il. Toutes mes condoléances. »
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour le serrer dans ses bras. « Oui, mon pauvre fils est mort, Gerry. Ceux qui ont fait ça sont des salopards. Il se battait pour la paix, et ils l’ont tué. » Elle leva vers lui des yeux pleins de larmes de colère. « Que Dieu leur pardonne. Parce que moi, je ne leur pardonnerai jamais.
— Où est-il ? demanda Fegan.
— En haut, dans son ancienne chambre. Tu sauras bien la trouver, hein ? Vous y avez passé tellement de temps ensemble, quand vous étiez gosses. Le cercueil est fermé. » Sa voix se brisa, et elle ne put réprimer le tremblement de sa lèvre. « Je n’ai pas eu le cœur de le voir comme ça. Mon petit garçon…
— Je vais monter », dit Fegan après avoir encore serré la mère de McKenna dans ses bras.
Il joua des épaules pour atteindre le bas de l’escalier et gravit lentement les marches. À mesure qu’il montait, l’odeur de la chaleur humaine se faisait plus oppressante.
Bien que l’ancienne chambre de McKenna donnât sur la rue, un silence respectueux s’était installé entre ses quatre murs. Fegan apprécia la relative tranquillité qui régnait dans la pièce, où les personnes présentes se parlaient en chuchotant. Il sentit la sueur refroidir sur lui. Se trouver à proximité de la dépouille de Michael McKenna, après tout, n’était pas la pire chose qui pouvait lui arriver.
Il se signa en s’approchant. Le cercueil était modeste et bien en deçà de ce que McKenna pouvait s’offrir comme dernière demeure pour y pourrir, mais un tel choix n’était pas le fruit du hasard. Demain, drapé d’un drapeau tricolore irlandais, il remonterait Falls Road à la tête d’un cortège auquel Fegan prendrait part ; peut-être même figurerait-il parmi les porteurs. Bien qu’il ne fût pas homme à s’attacher aux paroles, il connaissait le sens du mot hypocrisie. Et l’hypocrisie était largement répandue parmi ses anciens camarades, ou au sein du parti, mais il pouvait s’en accommoder.
La première fois qu’il avait rencontré Michael McKenna, dans la cour de l’école des Frères chrétiens, ils étaient assis ensemble sur le banc de pierre devant le bureau du directeur. Tous deux attendaient d’être fouettés, par un bel après-midi de juin, une semaine à peine avant la fin du trimestre. Fegan ne se rappelait pas la cause de sa punition, mais il se souvenait en revanche que McKenna s’était battu. D’un an plus âgé, aussi robuste que Fegan était maigre, il portait des traces de sang sur ses phalanges. Ni l’un ni l’autre n’avait parlé ce jour-là, jusqu’à ce que le frère Doran vienne les chercher.
Fegan reçut sa correction en silence, clignant seulement des yeux chaque fois que s’abattait la canne de bambou dont le claquement résonnait entre les murs du bureau. Pour mettre la douleur à distance, il se concentra sur l’image de la Vierge suspendue au-dessus du fauteuil du frère Doran. N’écoute pas, ne dis rien, pensait-il. Le visage du frère Doran s’empourprait sous l’effort. Après le cinquième coup, il posa la canne sur la main de Fegan, à la jointure du pouce.
« Tu es un dur à cuire, hein, Fegan ? » dit-il.
La canne fendit l’air et s’écrasa sur l’articulation. Fegan lâcha la table, lutta pour ne pas perdre l’équilibre. Dans sa main explosait un soleil, mais il écarta la douleur. Il reprit la position pour attendre un autre coup, son pouce déjà enflé et bleuissant.
Le frère Doran se pencha pour le regarder dans les yeux ; ses mâchoires tremblaient. « Va te mettre au coin, sale petite vermine. »
Les larmes roulèrent sur les joues de McKenna dès le troisième coup. Le quatrième tomba moins fort ; le frère Doran semblait se fatiguer. Il renvoya les deux garçons en les poursuivant de sa fureur.
Dans le couloir, McKenna lança à Fegan qui le précédait : « Si tu racontes que j’ai pleuré, je t’éclate la tête. »
Fegan s’arrêta net et pivota. « Va te faire foutre », répondit-il.
McKenna approcha d’un air menaçant en s’essuyant le nez sur sa manche. « Qu’est-ce que tu as dit ?
— Va te faire foutre. » Fegan se détourna.
Deux poings massifs le frappèrent dans le dos. Il trébucha, réussit à se rattraper et fit face à McKenna en préparant son poing droit.
McKenna recula d’un pas et lui pointa son doigt crasseux sur la poitrine. « T’as intérêt à faire gaffe », dit-il. Puis il partit en courant dans la direction opposée.
Le lendemain, McKenna intercepta Fegan dans la cour et voulut voir sa main. Fegan lui montra les meurtrissures mauves et brunâtres qui s’étaient étendues à toute la paume.