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« Merde, alors, dit McKenna. Ça fait mal ?

— À ton avis ?

— Je dirais que oui. Tu veux qu’on se retrouve plus tard ?

— Pour quoi faire ? » demanda Fegan.

McKenna plissa le front en se balançant d’un pied sur l’autre. « Ben, pour traîner. Pour rigoler, quoi… »

Fegan réfléchit. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais après tout, quel mal y avait-il à essayer ? « D’accord », répondit-il.

Il se fit beaucoup d’amis cet été-là. Sa mère ne les voyait pas d’un bon œil. Elle lui rappela que le frère aîné de Michael McKenna était en prison à Long Kesh pour possession d’arme. Fegan s’en fichait. Il était heureux d’avoir des copains.

La plupart d’entre eux étaient rassemblés aujourd’hui chez la mère de McKenna, échangeant des histoires du bon vieux temps que Fegan redoutait de devoir écouter. Il s’écarta du cercueil et se signa à nouveau.

Le calme qui emplissait la pièce fit place à un silence total. En même temps que sa propre respiration, Fegan prit conscience d’une présence derrière lui. Il se retourna et vit une femme, blonde et pâle, grande, fine, qui se tenait sur le seuil. Elle était vêtue avec une élégance toute simple, pantalon noir et chemisier blanc. Fegan s’effaça quand elle s’approcha du cercueil.

Elle tendit la main, presque à en toucher le bois lustré, puis arrêta son geste. Ses yeux gris bleu se fixèrent sur quelque chose que Fegan ne voyait pas, loin, très loin. Il sentit son cœur se serrer à l’idée qu’elle allait peut-être pleurer le souvenir de l’homme qui reposait dans le cercueil. Après une profonde inspiration, elle se ressaisit, battit des paupières, et articula silencieusement quelques mots. Le pincement qu’éprouvait Fegan se mua en une sourde noirceur quand il lut sur ses lèvres :

Tu l’as bien mérité.

Au moment de se détourner, elle croisa le regard de Fegan et se figea, comprenant qu’il avait déchiffré ses paroles.

Vous avez raison, avait-il envie de dire. Il a eu ce qu’il méritait. Mais il se contenta d’incliner la tête imperceptiblement.

Rougissante, elle partit vers la porte. L’une des trois sœurs de McKenna, debout sur le seuil, l’observait. En voyant la haine dans les yeux de Bernie McKenna, Fegan comprit qui était la femme blonde.

Marie McKenna, fille de Patrick et Bridget McKenna, nièce de feu Michael McKenna. Sept ans auparavant, alors que Fegan commençait à faire la connaissance de ses fantômes, Marie McKenna avait scandalisé sa famille en sortant avec un membre de la police royale d’Ulster, espèce détestée entre toutes. Pire, c’était un catholique, à une époque où s’engager dans la police constituait encore un acte de trahison. Elle n’avait déjà guère la faveur des milieux républicains parce qu’elle écrivait pour un journal unioniste, le Telegraph, ou le Newsletter — Fegan ne se souvenait plus —, et se retrouva bannie par toute sa famille, à l’exception de sa mère, du fait de son aventure amoureuse avec un flic.

Médisances, mise à l’écart, voire menaces de mort, ne réussirent pas à séparer le couple. Mais la grossesse, si. Quand le ventre de Marie commença à s’arrondir, au bout d’une relation qui durait depuis deux ans, le policier tira sa révérence. Par respect pour Bridget McKenna, la famille accepta à contrecœur de reprendre Marie. Eût-elle accepté l’aimable proposition qu’on lui faisait de supprimer le père absent, l’ensemble de la communauté lui aurait peut-être ouvert davantage les bras. Mais à présent, c’était une paria.

Fegan éprouvait comme dans sa propre chair la solitude de cette femme, rejetée de tous. Son cœur se serra.

Marie sortit, les yeux baissés. Sa tante lui lança un air mauvais et Fegan l’entendit marmonner : « Salope ! » Les têtes de ceux qui s’amassaient dans le couloir se tournèrent sur son passage, tandis que des murmures montaient dans l’air chaud et moite.

Fegan éprouva un besoin inexplicable, irrésistible, de la suivre. Il essaya de lutter, mais le désir était si fort qu’il se faufila aussitôt dans le couloir. Il avait du mal à la distinguer par-dessus l’attroupement, malgré sa haute taille. Entre deux crânes rasés, il repéra des cheveux blonds qui s’engageaient dans l’escalier. Le temps qu’il parvienne en haut des marches, elle avait déjà atteint le rez-de-chaussée. Il la vit embrasser la mère de McKenna, dont le sourire se changea en grimace dès que la jeune femme partit vers la porte.

Elle avait déjà disparu dans la lumière du dehors quand il parvint au bas de l’escalier. Une main s’abattit sur son avant-bras. Fegan sursauta et se campa sur ses deux jambes, prêt à en découdre. Une douleur fulgurante le prit à la tempe.

« Bon sang, Gerry ! dit Vincie Caffola en riant. Je pourrais croire que tu cherches à m’éviter. »

Onze formes mouvantes et impalpables s’insinuèrent entre les invités. Deux des fantômes vinrent se positionner derrière Caffola et, dans un geste flou, visèrent son crâne rasé. N’écoute pas et ne dis rien, pensa Fegan.

Il regarda Caffola droit dans les yeux. « Qu’est-ce que tu veux ? »

Caffola sourit et lui posa une main sur l’épaule. « On va au pub après, avec les gars. Ça te dit ? »

Les deux soldats de l’UDR dessinèrent des pistolets avec leurs mains. Fegan s’efforça de ne pas les voir.

« D’accord, répondit-il. Je vous retrouve tout à l’heure. Il y a trop de monde ici pour moi.

— Tu devrais rester encore un peu, reprit Caffola. McGinty arrive. Il dit qu’il ne t’a pas vu depuis des siècles.

— Non, j’y vais. » Fegan se détourna. « Je le verrai sûrement demain. À l’enterrement.

— Comme tu veux. » Caffola lui envoya une claque dans le dos. « À plus tard. »

Dehors, Fegan avala une grande goulée d’air, soulagé d’échapper à ces épaules et à ces torses pressés les uns contre les autres. Après avoir encore répondu aux hochements de tête respectueux des hommes qui fumaient et bavardaient devant la maison, et marmonné quelques formules de salut, il put enfin s’éclipser. Il essuya son front trempé de sueur, se rafraîchit en agitant les pans de sa veste, et rentra chez lui à pied.

Les onze silhouettes lui emboîtèrent le pas.

« Vous n’êtes jamais fatigués ? » demanda-t-il en se tournant vers eux. Onze morts, là, sur le trottoir, de taille réelle, accrochés à ses basques et qui le regardaient. Il laissa échapper un rire, saisi d’un bref accès d’hilarité. Vu que personne ne répondait à sa question, il en posa une autre tout en reprenant sa marche.

« Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Pourquoi ai-je essayé de la rattraper ? Et qu’est-ce que je lui aurais dit, hein ? »

La femme qui tenait son bébé sur un bras le dépassa et lui fit face. Elle posa un doigt sur ses lèvres. Chut. Puis, de ce même doigt, elle montra un point derrière lui. Fegan entendit une voiture qui ralentissait en parvenant à sa hauteur. Une Renault Clio, neuve. La vitre du passager s’abaissa.

« Je peux vous déposer quelque part ? » demanda Marie McKenna en inclinant sa tête blonde vers la fenêtre.

Fegan regarda la maison qu’il venait de quitter, puis, de l’autre côté, la direction qu’il s’apprêtait à prendre. Il lança un coup d’œil aux Suiveurs. La femme avec le bébé hocha simplement la tête.

« Je veux bien, oui », dit-il.

Fegan garda les mains croisées sur ses jambes et se tut pendant tout le trajet. Ses genoux touchaient le tableau de bord de la Clio, mais plus que l’inconfort de la position, c’était le silence qui lui pesait. Il en vint presque à regretter l’absence des Suiveurs. Marie avait visiblement envie de dire quelque chose depuis qu’il était monté, mais elle semblait incapable de se jeter à l’eau. Une fois garée devant chez Fegan dans Calcutta Street, elle luttait encore pour prononcer les paroles qui lui tenaient à cœur.