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Au moment où il allait la remercier et descendre de voiture, elle se décida enfin : « Je ne pensais pas ce que j’ai dit.

— Qu’est-ce que vous avez dit ? demanda-t-il, bien qu’il sût à quoi elle faisait allusion.

— Tout à l’heure, devant le cercueil. » Elle regardait droit devant elle.

« Je n’ai rien entendu.

— Parce que je n’ai pas parlé à voix haute, mais vous avez compris.

— Oui, reconnut-il, jugeant inutile de mentir.

— Eh bien, je ne le pensais pas. S’il vous plaît, ne le racontez à personne. » Elle se tourna vers lui. Il s’attendait à lire une supplique dans ses yeux. Mais non, ils étaient calmes et froids, trahissant son émotion seulement par d’infimes tressaillements.

« Pourquoi irais-je le raconter ?

— Je sais qui vous êtes. Je sais que vous étiez son ami. Cela a dû vous offenser, et je le regrette. S’il vous plaît, n’en parlez pas. »

Sa voix tremblait et un voile passa devant ses yeux. Avait-elle peur de lui ? songea Fegan, soudain horrifié. Autrefois, il aurait pu en tirer du plaisir, mais à présent, cette idée le ravageait.

« Je ne dirai rien à personne, répondit-il. Je ne suis pas… je ne suis plus avec eux. Je ne suis plus… »

Elle vit qu’il cherchait ses mots. « Des leurs ? » suggéra-t-elle.

Fegan posa la main sur la poignée de la porte, partagé entre l’envie de rester ou de prendre la fuite. « Exactement.

— Je comprends », dit-elle. Un timide sourire s’esquissa sur ses lèvres. « On ne choisit pas ceux qui sont les nôtres et ceux qui ne le sont pas. Mais que fait-on si ceux qui ne sont pas les nôtres sont les seuls qui nous restent ? »

Attendait-elle une réponse ? Elle le sondait du regard, comme les psychologues en prison. Fegan considéra la question. « On continue, répondit-il. Ou bien on part. »

Le sourire de Marie s’épanouit et elle rougit. « Ça, c’est tout moi. Des questions, toujours des questions. En tout cas, merci pour votre indulgence. Je regrette… Je ne le pensais vraiment pas.

— Si, vous le pensiez. » Fegan s’aperçut qu’il avait parlé avant même que les mots prennent forme dans son esprit.

Elle pâlit, tout le sang refluant de son visage. Le sourire disparut. « Pardon ?

— Vous le pensiez, dit-il en ouvrant la portière. Et vous avez raison. »

Il descendit de voiture, se pencha vers la vitre baissée pour la regarder. « Il le méritait », ajouta-t-il avant de refermer la portière.

Elle le dévisagea longuement, interdite. Puis démarra en trombe et s’engagea sur la chaussée en coupant la route à un taxi. Le chauffeur protesta par un furieux coup de klaxon tandis que la Clio s’éloignait.

Fegan fit un tour sur lui-même. Où étaient les ombres ? « Qu’est-ce qui m’arrive ? » demanda-t-il tout haut.

9

Dans la pénombre et les recoins du pub envahis par la fumée, on pouvait boire sans être vu. Fegan se fondit parmi les autres consommateurs en évitant de croiser leurs regards ou d’échanger la moindre parole. Il avait commandé une Guinness, pas de whisky, afin de garder l’esprit clair pour la tâche qui l’attendait.

Un boulot. Voilà comment il avait toujours considéré le fait de tuer quelqu’un. C’était un travail, rien de plus, qu’on accomplissait sans état d’âme ni émotion. À la différence de ces assassins qui se voulaient artistes, lui se voyait comme un simple exécutant, même pas un artisan, juste un ouvrier qui connaît bien son métier. Il fallait être doté d’une solide carapace, de la faculté de laisser sortir la brutalité tapie en soi, et accepter d’agir à la place de ceux qui en étaient incapables. Un talent qu’il possédait, comme Caffola qui excellait à faire souffrir, et pour cela, on le respectait.

Mais était-ce du respect, ou de la peur ? Tous ces gens qui inclinaient la tête devant lui depuis des années… Agissaient-ils par déférence, ou dans la crainte qu’il pût s’attaquer à eux ? Les douze fantômes — onze maintenant — qui le hantaient depuis sept ans étaient ceux à qui il avait ôté la vie. Mais il en avait meurtri tant d’autres.

Trois morts dans l’attentat de la boucherie, bien que ce ne fût pas son intention. Il savait qu’au cours de la même opération d’autres hommes, d’autres femmes, avaient perdu un bras, une jambe, un œil, et basculé dans le sang et la souffrance. Pendant des années, il n’avait pu trouver le sommeil parce qu’il ne cessait de prendre la mesure de cette réalité, d’en éprouver le poids. Les ombres des morts ne lui avaient apporté aucune révélation supplémentaire.

Debout dans le pub bondé, il tenta de fermer la porte au passé, mais les souvenirs malgré lui s’emparaient de son esprit. Il se revit avec la femme dans le cimetière, la mère du douzième Suiveur…

« Vous êtes Gerry Fegan », dit-elle.

Elle était petite, toute grise. Fegan sentit la force de sa colère comme une brûlure.

« Vous êtes Gerry Fegan, et vous avez tué mon petit garçon. »

Il se releva. Debout devant la tombe de sa propre mère sur laquelle il venait de déposer un misérable bouquet de jonquilles, il chercha quelque chose à dire. N’importe quoi. Mais il ne trouva pas, parce que tout ce qu’il voyait, c’était l’horreur qui avait privé cette femme de son fils.

« Où l’avez-vous mis ? demanda-t-elle. Je viens ici tous les dimanches. Je lis les noms sur les tombes. Parfois, je perds la tête et je cherche le sien. Je sais que je ne le trouverai pas, mais je cherche quand même. Il m’arrive d’oublier comment il s’appelait… C’est comme s’il n’avait jamais existé. »

Elle s’approcha de Fegan et tendit vers lui une main tremblante. « Dites-moi où vous l’avez mis. Je vous en prie. Dites-moi juste où il est. »

Il se rappelait le sang du garçon livré aux mains de McKenna.

Son sang qui coulait, rouge vif.

« Gerry, comment va ? »

Fegan sortit brusquement du souvenir et se tourna vers l’homme qui venait de lui taper sur l’épaule.

Patsy Toner lui souriait, la bouche barrée par sa moustache. « McGinty t’a cherché aujourd’hui. Chez la mère de McKenna. Tu aurais dû rester.

— Qu’est-ce qu’il me veut ? » Fegan but une gorgée de Guinness.

« Il pense que tu n’exploites pas assez tes capacités. Tu es tranquille avec le boulot qu’il t’a trouvé aux services municipaux, et grâce à ses contacts, il peut te garder en place pendant des années sans que tu aies à lever le petit doigt. Tu touches ta paye à la fin du mois, ça ne gêne personne. » Toner soupira et posa une main sur l’épaule de Fegan. « Tu as tiré ta peine et le parti a une dette envers toi, mais il faut que tu donnes quelque chose en retour. Des broutilles… Un petit boulot de temps en temps. Tu seras payé, d’ailleurs.

— Ça ne m’intéresse pas », dit Fegan en se détournant.

Toner le retint par le bras. « Ce n’est pas si simple, Gerry. Tu as sûrement entendu la rumeur. McGinty est un peu en bisbille avec la hiérarchie en ce moment. Il a besoin de savoir qui sont ses amis. Écoute ce qu’il a à te dire, et fais ce qu’il te demande. »

Fegan se dégagea. « Tu es quoi, toi ? Son larbin ? »

Toner sourit et leva les mains dans un geste d’impuissance.