« Je te mets au courant, Gerry. C’est tout. Tu le verras demain.
— Oui, c’est ça », dit Fegan en le plantant là, les mains toujours levées comme un homme qui capitule.
Il se retira dans un coin sombre derrière le bar, à côté d’une console de jeu sur laquelle personne ne jouait. De là, il avait vue sur l’ensemble du pub et sur les clients gagnés par l’ivresse qui circulaient dans la semi-obscurité.
Un petit boulot de temps en temps, avait dit Toner. Fegan savait parfaitement de quoi il s’agissait. McGinty était un homme très occupé. Certes, les politiques avaient récupéré le mouvement et dénonçaient le racket, les extorsions et toutes les formes d’escroquerie, mais il fallait quand même maintenir un certain ordre des choses. Bloquer la libre compétition des bars et des compagnies de taxis. Empêcher les dealers de vendre dans certains quartiers — sauf s’ils payaient un droit d’accès, bien sûr. Escorter les électeurs hésitants aux bureaux de vote en leur indiquant les noms des futurs élus. Et tous ces gens, par centaines, qui n’avaient d’importance que le jour des élections.
À peine deux mois auparavant, pour la première fois, on avait voté pour élire un véritable gouvernement. Enfin. C’était fini. Fini pour qui ? se demandait Fegan. C’est à ce moment-là que les maux de tête avaient commencé. Les ombres, les visages s’étaient précisés. Il ne voulait pas les voir, il se taisait, mais ils étaient venus malgré tout.
Et puis, les hurlements.
Fegan ne dormait plus depuis une semaine quand Toner lui fourra un paquet de bulletins de vote dans les mains. Il ne vota qu’une seule fois — pour un inconnu qui faisait campagne en faveur d’une taxe sur l’essence — et jeta le reste des bulletins dans une poubelle. Les gars rivalisaient à qui déposerait le plus de bulletins dans les urnes. Eddie Coyle avait gagné en votant vingt-huit fois, dans onze bureaux différents. Cette prouesse lui rapporta cinq cents livres, somme sur laquelle sa femme fit aussitôt main basse. McGinty lui donna cinq cents livres de plus, et cette fois, Coyle eut la sagesse de n’en parler à personne. C’était peu cher payé pour assurer son siège à McGinty. Le bruit courait que le parti cherchait à l’évincer. Malgré tous ses efforts pour se présenter en politicien, il incarnait une époque révolue, mais s’il maintenait son électorat, on ne pourrait le mettre sur la touche comme tant d’autres qui visaient aussi une promotion au gouvernement.
Une douleur que Fegan connaissait bien lui vrilla la tempe, le froid glacé se répandit dans ses veines. À la porte du pub, une bousculade annonça l’arrivée de Caffola. Fegan l’attendait depuis une heure et se serait bien passé de cet éprouvant bain de foule, mais il décida de ne pas bouger pour l’instant. Il était encore tôt. Rien ne pressait.
De son recoin obscur, il voyait tout. Ses yeux le brûlaient.
La crâne de Caffola et sa boucle d’oreille, captant la faible lumière, le rendaient facilement repérable dans le pub. Avec son cou épais, soudé à ses larges épaules, il était l’image de la puissance physique. Fegan connaissait sa force. Sa brutalité, aussi. Ce ne serait pas facile, mais il pouvait l’avoir.
Quand ? Où ? Ce soir, si possible. Loin d’ici, et de préférence chez Caffola. Il était déjà ivre et vacillait. Peut-être ne tarderait-il pas à partir. À moins qu’on ne l’invite quelque part pour finir la nuit à boire. Si Fegan le suivait, il pourrait entrer par une fenêtre et le descendre en le surprenant dans l’hébétude de l’alcool.
Calme et patience, pensa-t-il dans sa forteresse d’ombres. Calme et patience.
Caffola coinça Fegan dans les toilettes et le fit reculer contre le mur. Devant les urinoirs, des hommes ivres mouillaient leurs pantalons. Son haleine sentait l’alcool. Saisi aussi par l’odeur viciée qui régnait dans la pièce, Fegan retint un haut-le-cœur quand il lui postillonna au visage.
« Tu sais combien je t’admire, Gerry », bafouilla Caffola. Dans son état d’ébriété, il parvenait à peine à maintenir les yeux ouverts. « Je te le jure. Toi et moi. On est potes. Pas vrai ?
— Oui », répondit Fegan. Le sang cognait derrière ses yeux douloureux.
« Je te le dis parce que je te respecte, tu comprends ? » Caffola posa sa main gauche sur la poitrine de Fegan, tandis qu’il s’appuyait de l’autre contre le carrelage.
Fegan le regarda droit dans les yeux. « Je comprends.
— McGinty s’inquiète pour toi. C’est vrai, quoi. T’étais notre meilleur gars. Tout le monde le sait.
— C’est vrai, dit Fegan, les tripes nouées mais s’efforçant de ne rien laisser paraître.
— Sauf que tu t’es mis à l’écart. Tu bois, tu racontes des conneries… C’est pas bon, Gerry. » Caffola posa sa paume sur la joue de Fegan. « Je te préviens juste comme ça. Moi, je m’en fous, c’est McGinty qui veut te parler. Pour mettre les choses à plat. Il n’est pas tranquille. “T’inquiète pas, Paul, je lui ai dit, ne te fais pas de souci pour Gerry Fegan, il va bien.” Pas vrai ?
— Oui.
— T’es le meilleur, pas vrai ?
— Oui.
— Mais il m’a dit que t’étais aussi le dernier à avoir vu Michael. » Les yeux de Caffola se firent menaçants. « Et l’autre connard de Lituanien… J’ai mis la dose, pourtant. Il a dit qu’il ne savait rien. Même quand je lui ai fait cracher toutes ses dents, il ne savait rien. »
Fegan tenta de s’esquiver. Caffola le repoussa contre le mur.
« Tu comprends mon problème, Gerry ? »
Il n’y avait plus personne dans les toilettes maintenant. Seulement onze silhouettes qui prenaient forme derrière Caffola. Deux ombres se détachèrent des autres et le mirent en joue. Était-ce possible, ici ? Non. Il n’y aurait aucun moyen de s’échapper.
« Tu me dis que tu n’as rien à voir avec ça, je te crois. C’est ce que j’ai raconté à McGinty. Je me suis mouillé pour toi, Gerry, alors ne me fous pas dans la merde. Demain, tu parles à McGinty. Et tu fais ce qu’il te demande, hein ?
— Oui. » Fegan se souvenait du temps où Caffola le craignait. Bien sûr qu’il pouvait l’avoir, ici, maintenant. Il s’enfuirait et personne ne se rendrait compte de rien. Il partirait. Il quitterait tout. La gorge de Caffola était là devant lui, à portée de main, si vulnérable à l’endroit où sa pomme d’Adam pointait par-dessus le col de sa chemise.
La porte s’ouvrit brusquement. Fegan détourna les yeux du cou de Caffola. « Ça chauffe, annonça Patsy Toner, le visage réjoui. Il y a des flics partout et des gamins qui dressent une barricade. C’est du sérieux. Une vraie baston qui se prépare. »
Caffola regarda tour à tour Toner, puis Fegan. « Putain, ça va faire du bien », dit-il.
« Comment ça a commencé ? demanda Caffola, incrédule, en avisant le tas fumant de matelas, de palettes et de détritus entassés au milieu de Springfield Road, à quelques mètres du croisement avec la rue du pub. Une trentaine de jeunes, essentiellement des enfants, faisaient cercle tout autour en scandant des slogans.
Plusieurs Land Rover de la PSNI[7] attendaient à une trentaine de mètres, moteurs ronflants. Les véhicules étaient moins intimidants qu’autrefois, avec leur nouvelle peinture à rayures blanches qui remplaçait le gris uniforme de la guerre. Les flics ne portaient pas l’attirail militaire, pas encore, mais bientôt, d’autres viendraient en renfort.
Devant ce spectacle, Fegan se sentit pris d’un trouble étrange, une accélération de tous ses sens. Les Suiveurs l’avaient quitté ; leurs ombres s’effaçaient. Il demeura en retrait contre le mur, pendant que Caffola et Toner arpentaient le trottoir.
7
PSNI : Police Service of Northern Ireland. Service de police qui a remplacé la RUC (Royal Ulster Constabulary) en 2001, tout en conservant les mêmes véhicules blindés.