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« À cause de l’enterrement qui a lieu demain, il y a davantage de patrouilles, dit Toner. Les gamins en ont profité pour lancer des pierres. Les flics en ont pincé plusieurs. Du coup, d’autres s’y sont mis aussi, ils se sont fait ramasser, et ainsi de suite. »

Caffola souriait de toutes ses dents. « Bon sang. Ça fait des siècles qu’on n’a pas eu une vraie bagarre. On pourrait peut-être fabriquer des cocktails, vite fait.

— Pas le temps, dit Toner. On aurait juste de quoi en faire quelques-uns, mais pas assez pour tenir. Les gens ne sont plus dans le mode action maintenant. »

Caffola soupira. « Oui… Faut croire que c’est mieux comme ça.

— On peut quand même envoyer les plus grands remplir des poubelles de briques, reprit Toner. Derrière le pub de Tom, il y a une benne pleine de bouteilles en verre qu’ils n’auraient pas de mal à piquer.

— Ça me paraît un bon plan », approuva Caffola, qui semblait dessoûler sous l’effet de l’adrénaline. « Il vaut mieux prévenir McGinty. Tu l’appelles ?

— D’accord », dit Toner en sortant un portable de la poche intérieure de sa veste.

Caffola se frottait les mains, le visage éclairé d’un sourire dans l’obscurité croissante. « Qu’est-ce que t’en dis, Gerry ? demanda-t-il. T’es partant ?

— Ça dépend, répondit Gerry. Je vais rester un peu, pour voir.

— Bravo », dit Caffola en lui tapotant l’épaule.

Des adolescents et des garçons plus âgés vinrent grossir la troupe. Les flics différaient le moment d’intervenir en espérant que l’événement se résorberait de lui-même, comme la plupart du temps, auquel cas il n’en resterait le lendemain qu’un tas de détritus noircis à nettoyer par les services de voirie. Mais ce soir, Fegan sentait que ce serait différent. L’atmosphère était chargée d’une électricité qui annonçait l’orage.

Il examina le ciel. Tout avait commencé trop vite… Aucun hélicoptère en vue. Autrefois, les Anglais en auraient fait décoller deux ou trois de leurs bases à Holywood, ou à Lisburn, et auraient couvert la zone en quelques minutes. Demain, ils survoleraient la foule rassemblée à l’occasion de l’enterrement, mais pour l’instant, le ciel était vide.

Un garçonnet d’une douzaine d’années à peine, roux et maigrichon, attrapa un bout de bois enflammé dans la pile de détritus fumants, s’avança de quelques pas et le lança de toutes ses forces. Le projectile retomba en projetant des braises rougeoyantes, à mi-chemin entre la barricade et les policiers qui ne bougeaient pas. Les autres garçons poussèrent une acclamation de triomphe.

« C’est pas vrai ! grogna Caffola. Hé, là ! »

N’obtenant pas de réponse, il cria encore : « Hé ! Toi ! »

Le petit rouquin se retourna.

« Oui, toi ! Viens ici. »

Le garçon s’approcha lentement.

« T’es con ou quoi ? demanda Caffola.

— Non, répondit le gamin.

— Ben, on ne dirait pas. Mets-toi quelque chose sur le visage, sinon tu vas te faire repérer par les caméras.

— O.K. » Le gamin sortit un mouchoir froissé de sa poche, le noua derrière sa tête pour se masquer le nez et la bouche, puis rejoignit ses camarades derrière la barricade.

« Les gosses d’aujourd’hui n’y connaissent rien, dit Caffola d’un air accablé. Cocktails Molotov, parpaings, catapultes… À notre époque, on aurait déjà mis la rue en vrac. » Il désigna les Land Rover en grimaçant un sourire. « Et ces connards, là, ils auraient riposté avec des balles en plastique. Les temps ont bien changé, Gerry. »

Fegan acquiesça. « Oui, les temps ont changé. »

Le quartier alentour avait en effet connu plus d’émeutes que tout autre endroit au monde. D’abord, les manifestations pour les droits civiques des années soixante, quand Fegan était encore trop jeune pour comprendre, puis la colère qu’avaient déclenchée les mesures de l’internment[8], au début des années soixante-dix. Les journalistes payaient les gamins pour les inciter à lancer des pierres et des bouteilles sur les Anglais, afin de filmer ainsi une échauffourée supplémentaire. Ensuite vinrent les grèves de la faim. Les rues s’embrasèrent à nouveau au début des années quatre-vingt, après la mort de dix détenus dans la prison de Maze. Là, plus besoin de payer ; la rage tenaillait la ville entière, la moindre étincelle mettait le feu aux poudres. Violents affrontements, enfants utilisés comme armes de guerre : telles étaient les tactiques. La photo d’un enfant blessé, quelles que soient les circonstances, frappait plus fort qu’une dizaine de bombes. Les militants enragés comme Paul McGinty avaient très vite compris la stratégie. Fegan la connaissait bien, cette colère extrême qui débordait dans la violence. Et malgré la lassitude qu’il éprouvait d’en être témoin, il ne pouvait nier l’excitation qui s’emparait de lui dans ces instants-là.

Quelques clients du pub sortirent dans la rue. Les autres demeuraient à l’intérieur, préférant boire en paix plutôt que se mêler à l’agitation.

Patsy Toner referma son portable.

« Alors ? demanda Caffola.

— On a le feu vert. Mais pas de dérapage. Pas de vandalisme. La seule cible, c’est la police. Vu que les journalistes sont déjà prêts pour couvrir l’enterrement, ils vont arriver très vite. McGinty sera là dans une heure, et tout doit se calmer pour qu’on voie qu’il contrôle la situation.

— Il est malin, comme d’habitude », dit Caffola. Puis, frappant ses paumes l’une contre l’autre : « Allez, on y va. »

10

Une émeute, c’est un peu comme un incendie. Le feu se nourrit de lui-même et devient très vite son propre maître. Mais on peut souffler sur les flammes, ou bien les étouffer. Si la police et les gamins tenaient lieu de papier et de petit-bois, les hommes de la trempe de Caffola étaient l’étincelle qui venait tout embraser. D’autres, comme le père Coulter, apportaient de l’eau pour éteindre le brasier. Mais comme le prêtre n’était pas présent ce soir, Caffola allumait et attisait sans restriction. Fegan, pris d’une fascination morbide, l’observa à l’œuvre.

Caffola se déplaçait entre les différents groupes de gamins et de jeunes, distribuant force claques dans le dos en même temps que ses directives. On lui obéissait sans discuter.

Aussitôt, les garçons les plus âgés partirent en quête de munitions. Ils revinrent sans tarder avec de grosses poubelles en plastique, chargées des projectiles qu’ils avaient rassemblés en fouillant les maisons à l’abandon et les terrains vagues des environs. Briques, bouteilles, fragments de béton, métaux au rebut. Tout ce qui leur était nécessaire. À l’insu de la police, deux adolescents d’une quinzaine d’années les rejoignirent au coin de la rue, roulant la poubelle du pub dont le contenu vibrait en produisant un bruit de verre entrechoqué.

Sur le qui-vive à présent, les flics s’étaient regroupés et échangeaient des mots d’ordre. Ils savaient que, cette fois, on n’échapperait pas à l’affrontement. Certains d’entre eux enfilaient casques et gilets de protection.

Dix minutes plus tard, Caffola reçut un appel l’informant que six bidons d’essence étaient disponibles au fond d’une ruelle. Il y envoya les adolescents avec la poubelle remplie de bouteilles. « Prenez tout le linge que vous trouverez sur les cordes, ordonna-t-il. Pour faire des chiffons. » Il sortit un billet de dix livres de sa poche et le fourra dans la main de l’un des garçons. « Achetez du sucre, aussi. Vous vous rappelez ? On en met dans l’essence, ça colle mieux… Et demandez à Tom de vous donner des cartons pour rapporter les bouteilles. »

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8

À partir de 1971, la loi sur l’internment permet à l’armée britannique d’arrêter les suspects et de les interner dans des camps sans procès. Le recours à l’emprisonnement de façon abusive suscitera de nombreux conflits.