Le garçon disparut avec son ami en traînant la poubelle.
Les premières pierres volèrent bientôt. Peu nombreuses au début, puis en tir plus soutenu. À l’abri derrière les Land Rover, les flics laissaient les esprits s’échauffer en attendant du renfort pour intervenir.
La camionnette d’une équipe de télévision s’arrêta derrière les policiers. L’alerte avait été donnée. Autour du tas de débris fumants qui grossissait à vue d’œil, l’attroupement se fit plus dense. Caffola surveillait l’évolution de la situation, mains sur les hanches, narines palpitantes comme s’il flairait la violence dans l’air.
Fegan aussi se retrouvait en terrain connu, dans l’odeur de ses souvenirs. « Ça va mal tourner ? demanda-t-il.
— Non, répondit Caffola. Ils vont juste mettre un peu le bazar. Il n’y aura pas de morts. »
Fegan regarda son compagnon à hauteur de la gorge. « Tu es sûr ?
— Mais oui… C’est plus les années quatre-vingt. Merde, même dans les années quatre-vingt-dix, on a fait mieux que ça. Ils s’en sortiront avec des points de suture par-ci par-là. » La bedaine de Caffola tressauta quand il se mit à rire. Il désigna les Land Rover. « Tu la vois ? »
Fegan suivit la direction indiquée par son doigt. Il aperçut une femme policier, accroupie avec ses camarades, le dos tourné. En voyant les mèches blondes qui s’échappaient de sa casquette, il pensa à Marie McKenna et chassa aussitôt l’image de son esprit.
Caffola le poussait du coude. « Derrière la Land Rover. Tu la vois ? »
Fegan faillit confirmer mais se retint. S’il ne disait rien, peut-être Caffola choisirait-il une autre cible. Vain espoir.
« Regarde », dit Caffola en attrapant une bouteille vide sur le rebord de la fenêtre du pub. Il prit son élan en quelques pas, tenant la bouteille dans sa main droite, et déploya le bras pour lancer son projectile.
La bouteille s’éleva dans les airs, décrivit un lent arc de cercle en direction de la femme policier. Fegan ferma les yeux et souhaita de toutes ses forces, pourvu qu’il la rate… Il ne rouvrit les yeux qu’après avoir entendu la bouteille exploser sur l’asphalte.
Les flics resserraient leurs rangs derrière les Land Rover.
« Merde, grommela Caffola en adressant un clin d’œil à Fegan. Mais c’est pas tombé loin. »
Fegan inspira profondément. C’était la dernière nuit que Vincent Francis Caffola passait sur cette terre, se promit-il.
À cette pensée, il fut pris d’une douleur fulgurante aux tempes et un grand froid le saisit. Les ombres s’allongeaient dans le crépuscule. Des formes en émergeaient, compactes, venant vers lui. Les deux soldats de l’UDR se postèrent derrière Caffola, bras levés, doigts sur la détente. Les autres faisaient cercle autour de Fegan. La femme serrait dans ses bras le bébé qui s’agitait. Elle lui sourit.
Hurlements de moteurs, coups de frein… Six autres Land Rover venaient de rejoindre les forces de police. Des hommes en jaillirent, portant casques à visière, masques anti-feu et équipement pare-balles, armés de boucliers et de matraques.
Ils étaient prêts. Les émeutiers étaient prêts. Fegan était prêt.
Caffola se tourna vers lui en souriant. « Putain, ça va faire du bien », dit-il.
Dans un premier temps, les policiers se contentèrent de lever leurs boucliers pour se protéger des jets de pierres. Un officier gradé, reconnaissable à sa démarche, faisait les cent pas à l’arrière en aboyant des ordres. Fegan était trop loin pour entendre ses paroles, mais il devinait.
Tenez bon. On reste en place.
Tout bascula quand arrivèrent les premiers cocktails Molotov. Un gamin qui vacillait sous le poids d’un carton s’arrêta au débouché d’une rue, sans être repéré par la police. Dos au mur, il attira l’attention de Caffola. Les plus grosses bouteilles avaient été remplies d’essence et de sucre, enveloppées dans des chiffons imbibés.
Fegan ouvrait et fermait les poings, luttant pour maîtriser sa montée d’adrénaline. Les Suiveurs rassemblés autour de lui attendaient.
Au signal de Caffola, les garçons se précipitèrent pour s’emparer des bouteilles. La fumée qui montait du bois et des matelas entassés sur la barricade obscurcissait leurs préparatifs. Mais chacun connaissait la suite. Les cocktails Molotov étaient toujours l’arme de premier choix dans la rue.
Fegan n’aurait pu dire qui lança le premier. Il ne vit que la flamme et son sillage de fumée. Quand le verre explosa, le liquide prit feu à quelques mètres des flics qui reculèrent, réprimandés par leur chef. Les émeutiers hurlaient de joie.
Le deuxième fut envoyé par le garçon roux et maigrelet à qui Caffola avait rappelé de se dissimuler le visage. Il y mit toute sa force, mais le projectile retomba trop loin des policiers. L’essence se répandit et ne s’enflamma pas. Déçu, le gamin trépigna.
Le troisième marqua un point. Derrière la barricade, un adolescent de quinze ou seize ans alluma le torchon qui entourait sa bouteille. La flamme jaillit pendant qu’il s’avançait. Il fit cinq pas en courant, lança son missile, puis se figea pour en observer la trajectoire. Tout le monde retint son souffle en suivant des yeux la bouteille qui s’élevait dans les airs et retombait en laissant échapper une traînée de fumée, tandis que les policiers menacés faisaient retraite. L’essence s’embrasa sous leurs pieds, saluée par un tonnerre d’acclamations.
Pendant que Caffola riait et lui tapait sur l’épaule, Fegan regarda les quatre flics touchés par l’explosion rouler à terre. Leurs collègues étouffaient les flammes en les frappant de leurs mains gantées.
D’autres Molotov atteignirent leur cible et détonèrent contre les Land Rover ou aux pieds des policiers. Chaque lancer réussi déclenchait une ovation parmi les jeunes attaquants. Les onze Suiveurs se serraient autour de Fegan, fascinés par le spectacle.
« Ils vont bientôt donner l’assaut », dit Fegan. Le sang battait à ses tempes, les martèlements de son cœur s’accélérèrent. « Avec les Land Rover, pour essayer de nous disperser.
— Je sais, répondit Caffola en lui adressant un clin d’œil complice. J’ai connu ça, t’as oublié ?
— Non, je n’ai pas oublié. » Fegan se rappelait tout, en effet. La charge de la police, les jeunes qui s’enfuiraient dans les rues avoisinantes… À ce moment-là, il tiendrait l’occasion d’entraîner Caffola à l’écart.
Ce n’était plus qu’une question de minutes, songea-t-il. Les Land Rover se plaçaient en position. Les véhicules attaqueraient en premier, les policiers suivraient. Le calme se fit parmi les émeutiers ; chacun se préparait à résister. Caffola laissa échapper un gloussement réjoui en entendant la voix du commandant portée par la brise. Les moteurs des Land Rover rugirent et les flics levèrent leurs matraques.
« C’est parti », dit Fegan.
11
Aussitôt que la charge fut donnée, les gamins détalèrent en riant. Les garçons plus âgés ne reculaient pas. Ils continuèrent à lancer quolibets, briques et bouteilles, même lorsque les Land Rover atteignirent la barricade. Les véhicules blindés pulvérisèrent le tas de débris fumants, au milieu des flammes et des projectiles embrasés qui volaient en tous sens. Puis les policiers s’élancèrent en vociférant et en brandissant leurs matraques.
« Allez, on se taille », dit Caffola en attrapant Fegan par la manche.
Ils partirent dans une course effrénée et empruntèrent une ruelle déserte, bousculant sur leur passage poubelles et vieilles bicyclettes, pendant que les chiens aboyaient au fond des cours. Le rire de Caffola résonnait dans l’étroit boyau.