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Agrippant McKenna par les poignets, Fegan l’obligea à lâcher prise. Il ravala sa colère. La repoussa tout au fond.

Le sourire revint sur les lèvres de McKenna mais se figea aussitôt.

« Viens, dit-il. J’ai ma voiture dehors. Je te raccompagne. »

Quand ils sortirent dans la rue, les Suiveurs leur emboîtèrent le pas. Le garçon marchait juste derrière McKenna. Bien que celui-ci eût grimpé les échelons du parti, il n’était pas devenu une figure importante au point de nécessiter un garde du corps, mais Fegan savait que sa Mercedes luisant dans la lumière orangée des lampadaires était blindée afin de lui assurer une protection contre les balles — et contre les bombes. Sans doute McKenna se sentait-il en sécurité lorsqu’il s’asseyait au volant, comme maintenant.

« C’était un grand jour aujourd’hui, dit-il en démarrant, sous les yeux des Suiveurs demeurés sur le trottoir. Je me suis installé à Stormont[4], avec mon bureau personnel et tout… Qui aurait imaginé ça, hein ? Des types comme nous, logés comme des rois. J’ai même dégoté un boulot de secrétaire pour ma femme. Les Anglais nous donnent tellement de pognon que je me suis presque senti coupable de le prendre. Presque. »

McKenna se fendit d’un bref sourire. Fegan n’y répondit pas. Dans la mesure du possible, il évitait de lire la presse ou de regarder les informations, mais tant de choses avaient changé au cours des deux derniers mois qu’on ne pouvait s’abriter d’un tel ouragan. À peine cinq mois auparavant, au tournant de l’année, la situation semblait désespérée ; on disait le processus politique irréparable. Puis des montagnes avaient été déplacées, des accords conclus, une nouvelle élection validée, tandis qu’autour de lui, les ombres se resserraient. Des ombres qui, peu à peu, étaient devenues visages, corps, bras et jambes, jusqu’à s’installer en une présence constante, de sorte qu’il ne se souvenait plus du temps où il pouvait encore s’endormir sans les avoir d’abord noyées dans le whisky.

Ces ombres, elles lui étaient apparues pendant les dernières semaines de son séjour à la prison de Maze, il y avait un peu plus de sept ans. On venait de lui communiquer sa date de sortie et, ce jour-là, il avait la bouche sèche en ouvrant l’enveloppe cachetée qui contenait l’imprimé. À l’extérieur, les politiciens luttaient pour obtenir la libération de centaines d’hommes et de femmes comme lui qu’ils appelaient « prisonniers politiques ». Pas meurtriers, escrocs ou maîtres chanteurs, non… Ce n’étaient pas des criminels, mais seulement les victimes des circonstances. Quand Fegan avait terminé de lire la lettre et relevé les yeux, les Suiveurs le regardaient.

Il en avait parlé à l’un des psychologues de la prison. Une « manifestation » de la culpabilité, avait répondu le docteur Brady. Fegan se demandait pourquoi les gens refusaient si souvent de désigner les choses par leur nom.

McKenna gara la Mercedes le long du trottoir, devant la petite maison que Fegan occupait dans Calcutta Street. Une boîte en brique rouge au milieu des autres, toutes identiques, ternes et proprettes. Les Suiveurs attendaient près de la porte.

« Je peux entrer une minute ? » demanda McKenna, les dents étincelantes, plissant les paupières en une expression affable. « On sera mieux pour parler, pas vrai ? »

Fegan haussa les épaules et descendit de voiture.

Les douze silhouettes s’écartèrent sur son passage. Il déverrouilla la porte et pénétra dans la maison, ainsi que McKenna et les ombres furtives qui se pressaient entre eux. Une fois entré, il se dirigea droit vers un buffet où l’attendaient une bouteille de Jameson et un pichet d’eau. Il attrapa la bouteille qu’il leva à l’intention de McKenna.

« Non, merci, dit McKenna. Toi aussi, d’ailleurs, tu ferais mieux de t’abstenir. »

Sans prêter attention à la remarque, Fegan se versa deux doigts de whisky dans un verre et ajouta la même quantité d’eau. Il but une grande gorgée, puis indiqua un fauteuil d’un geste de la main.

« Je n’ai pas besoin de m’asseoir », répondit McKenna. Il était bien coiffé, bronzé, rasé de près ; seule une cicatrice sous l’œil rappelait l’homme d’antan.

Les douze ombres erraient dans la pièce sobrement meublée, sans quitter les deux hommes des yeux. Flanqué du garçon, McKenna s’approcha d’une guitare dépourvue de cordes, posée dans un coin de la pièce. Il la prit et l’examina à la lumière.

« Depuis quand tu joues de la guitare ? demanda-t-il.

— Je ne joue pas, répondit Fegan. Repose-la. »

McKenna lut l’étiquette collée à l’intérieur de la caisse.

« C’est une Martin. Et elle ne date pas d’hier… D’où est-ce que tu tiens ça ?

— Elle appartenait à un ami. Pose-la.

— Quel ami ?

— Quelqu’un que j’ai connu en taule. Pose-la, s’il te plaît. »

McKenna replaça la guitare contre le mur. « C’est bien d’avoir des amis, Gerry. Les amis sont précieux. Écoute-les.

— De quoi veux-tu me parler ? » demanda Fegan en se laissant tomber dans un fauteuil.

Du menton, McKenna indiqua le verre qu’il tenait à la main. « De ça, entre autres choses. Il faut que tu arrêtes, Gerry. »

Fegan soutint le regard du politicien et vida son verre.

« Les gens ici t’admirent. Tu es un héros républicain. Les jeunes ont besoin d’avoir un modèle, une figure qu’ils respectent.

— Qu’ils respectent ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

Fegan posa le verre sur la table basse. La condensation lui avait rafraîchi la paume. Il fit glisser ses mains l’une contre l’autre pour étendre la sensation à ses doigts, autour des articulations. « Ce que j’ai fait n’a rien de respectable. »

McKenna devint rouge de colère. « Tu as tiré ta peine. Tu es resté douze ans en prison pour raisons politiques. Douze années de ta vie données à la cause. N’importe quel républicain doit respecter ça. » Puis, se radoucissant : « Mais tu te laisses aller, Gerry. On commence à jaser sur toi. Tous les soirs, tu te bourres la gueule au pub et tu parles tout seul.

— Je ne parle pas tout seul. » Fegan faillit montrer du doigt les Suiveurs mais se ravisa.

« Alors, à qui tu parles ? demanda McKenna avec un rire exaspéré.

— À ceux que j’ai tués. Que nous avons tués.

— Attention à ce que tu dis, Gerry. Je n’ai jamais tué personne. »

Fegan plongea son regard dans les yeux bleus de McKenna. « Non. Toi et McGinty, vous étiez bien trop malins pour ça. Vous preniez des crétins comme moi pour faire le boulot à votre place. »

McKenna croisa les bras sur sa forte poitrine. « Personne n’a les mains propres.

— De quoi d’autre veux-tu me parler ? demanda Fegan. Tu as dit “entre autres choses”… »

McKenna fit le tour de la pièce, le garçon dans son sillage, et Fegan dut pivoter sur son assise pour le regarder. « Je veux savoir ce que tu as raconté à cette femme, dit McKenna.

— Rien. Je ne suis pas très causant, tu le sais.

— C’est vrai. Mais je me fie à ma source, et il paraît que les flics vont fouiller les tourbières du côté de Dungannon dans les jours qui viennent. Tout près de là où on a enterré le gamin. Sa mère leur a indiqué l’endroit. » McKenna revint se positionner devant le fauteuil d’un air menaçant. « Comment elle l’a su, Gerry ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Bon sang, il n’en reste plus rien. C’était il y a plus de vingt ans.

— Et alors ? Si tu parles, tu es quand même une balance. Et tu sais ce qui arrive aux balances. »

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4

Château de Belfast qui accueille le siège de l’Assemblée nord-irlandaise depuis le 10 avril 1998, ainsi qu’un cabinet gouvernemental dirigé par un Premier ministre d’Irlande du Nord. Nationalistes et unionistes s’y partagent le pouvoir.