« Non. Pas maintenant. »
Un robuste gaillard d’une trentaine d’années à peine se tourna vers lui en manifestant sa désapprobation. Fegan le dévisagea sans ciller et l’obligea à détourner le regard.
Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration pour repousser la douleur et les formes mouvantes. Quand il rouvrit les yeux, il faillit laisser échapper une exclamation en surprenant un éclair de cheveux blonds. Il scruta la foule. Là… Elle lui apparut enfin, au milieu de tous ces costumes sombres. Son visage si clair dans la lumière éclatante du printemps, ses cheveux soulevés par la brise qu’elle retenait d’une main fine et délicate. À ce moment-là, remarquant que Fegan l’observait, elle se figea.
Le cœur de Fegan fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il croisa le regard de Marie McKenna. Il eut envie de lui adresser un signe, mais impossible de lever la main. Son bras demeurait inerte. Le temps s’arrêta, réduit à une notion abstraite, impossible à mesurer, puis reprit son cours quand elle détourna les yeux et se perdit à nouveau dans la foule.
C’est seulement lorsqu’elle eut disparu que Fegan se rendit compte de la présence des neuf Suiveurs autour de lui. La douleur s’évanouit, laissant place derrière ses paupières à une sensation de fraîcheur et de légèreté. La femme berçait son bébé dans ses bras et lui souriait.
« Qu’est-ce qui m’arrive ? » lui demanda-t-il.
L’homme qui l’avait déjà réprimandé du regard se tourna vers lui. « Taisez-vous, et écoutez le discours. »
Son compagnon le prit par le coude et lui chuchota à l’oreille : « C’est Gerry Fegan. »
L’homme pâlit. « Pardon », dit-il. Et il reporta son attention sur l’estrade.
Les Suiveurs se déplaçaient parmi les vivants, les examinant, les touchant parfois comme des créatures sorties d’un zoo. La femme demeurait auprès de Fegan. La lumière qui inondait le cimetière ne lui éclairait pas la peau, la brise ne jouait pas dans ses cheveux. Elle lui sourit encore, sans que son beau visage ne trahisse la haine qu’elle devait sûrement éprouver.
N’écoute pas, ne dis rien, songea Fegan en évitant de la regarder. Il se concentra sur le discours de McGinty.
« Vincent Caffola a été assassiné, lança McGinty d’une voix chargée de menaces. Car il s’agit bien de cela. Ce meurtre nous renvoie en arrière, à l’époque où nous vivions dans la peur de la RUC. Une époque d’intolérance. Une époque de fanatisme, de terreur, pour les nationalistes et pour les républicains. »
Un murmure d’approbations se répandit parmi les fidèles. McGinty attendit que le silence revienne.
La femme le fixa de ses yeux noirs. Dans ses bras, le bébé s’agitait.
« Mais je n’en dirai pas plus, continua McGinty. Sinon que nous ne pouvons tolérer d’être encore victimes de telles brutalités. Hier soir, un honnête homme, ardent défenseur de la cause, a été agressé par les forces soi-disant chargées de maintenir l’ordre et de faire régner la loi. Il a été battu jusqu’à perdre connaissance, blessé à la tête, avec une fracture du poignet. On l’a laissé s’étouffer pendant qu’il vomissait. Et malgré cela, on nous demande de soutenir un système qui s’enracine dans cette tradition d’oppression et de fascisme. »
À nouveau, un brouhaha parcourut l’assemblée, plus fort cette fois. McGinty se taisait, le regard pénétrant.
« Mais je n’en dirai pas plus, reprit-il. Je ne serai pas en paix, ni mon parti, ni vous tous ici, tant que les responsables n’auront pas comparu devant la justice. C’est ce que nous exigeons, camarades. Quand les témoins à qui j’ai parlé ce matin, des témoins qui ont vu les prétendues forces de l’ordre entraîner Vincent Caffola au fond de cette impasse… Quand ils iront rapporter ce qu’ils savent aux services de l’Ombudsman[10], est-ce que justice sera faite ? »
La foule retint son souffle. McGinty gardait le menton levé. Il mentait avec une telle audace que Fegan en fut surpris malgré lui.
« Et si nous n’obtenons pas satisfaction… » McGinty inspira en gonflant la poitrine. « JE N’EN DIRAI PAS PLUS ! »
Des exclamations de colère fusèrent. Quelques hommes brandirent le poing.
« Je n’en dirai pas plus. Si nous sommes déçus, je n’hésiterai pas à demander que le parti retire son soutien à la PSNI. Nous n’ignorons pas les conséquences qu’entraînerait une telle action, et croyez-moi, camarades, la décision sera mûrement réfléchie. Mais tel est le choix que nous devons soumettre aux autorités britanniques, à l’Ombudsman et aux services de police qui prétendent représenter nos intérêts à tous. »
Fegan n’en revenait pas de voir l’esprit manipulateur de McGinty à l’œuvre sous ses yeux, la témérité avec laquelle il proférait ses menaces. La direction du parti n’aurait jamais soutenu un tel discours, il en était certain. Mais il ne se sentait pas concerné par la politique. Plus maintenant. La cause pour laquelle il avait tué autrefois n’existait plus depuis longtemps, depuis qu’elle était récupérée par des hommes comme McGinty et leur soif de pouvoir.
Il lui arrivait parfois de se demander s’il y avait vraiment cru. Enfant, il voyait les cicatrices des blessures infligées autour de lui. Il se rappelait les raids, la police et les Anglais qui enfonçaient les portes des maisons, arrachant à leur lit des hommes qu’ils jetaient sans s’embarrasser de procès à Long Kesh, dans l’ancienne base de la RAF qui deviendrait plus tard le centre de détention de Maze, ou bien dans le navire-prison amarré sur les quais de Belfast. Il se souvenait de la colère, de la haine, de la pauvreté et du chômage. On n’obtiendrait rien, sinon en se battant. En chassant les Anglais, en prenant le pouvoir aux unionistes, en se libérant par la force. Voilà ce qu’on racontait tout autour de lui, et il y adhérait.
Sauf que l’histoire avait commencé autrement. Fegan était un enfant solitaire, prompt à utiliser ses poings, mais timide et peu bavard. L’amitié de McKenna, trente ans auparavant, lui ouvrit la porte d’un univers plus vaste. Un monde dans lequel il pouvait jouer un rôle. McKenna réussit à le faire accepter par le groupe de gamins qui partait camper de l’autre côté de la frontière, dans les bois et les lacs de Castleblaney, où ils se prenaient pour des soldats et tiraient sur des cibles en papier avec des fusils à air comprimé.
« Un club de jeunes », disait McKenna. « De l’endoctrinement », répondait la mère de Fegan.
La première fois, c’est McGinty qui ramassa tout le monde, au volant de son vieux camping-car Volkswagen. Il avait à peine vingt-cinq ans, mais chacun connaissait son nom. Incarcéré quelques années auparavant, ce n’était qu’un petit morveux quand il entra à Long Kesh, et à sa sortie, six mois plus tard, il citait Karl Marx et Che Guevara. Autour du feu de camp, il lisait à voix haute des passages du Capital pendant que les autres mangeaient des haricots en boîte et faisaient tourner les cigarettes.
À présent, dans son élégant costume, McGinty n’avait plus rien du jeune révolutionnaire que Fegan conservait dans sa mémoire.
Au cours des douze années qu’il passa en prison, condamné pour le meurtre de trois innocents dans la boucherie de Shankill, le monde avait changé. Au sud de la frontière, dans la République d’Irlande, les modes de vie évoluaient à mesure que l’accès à la prospérité devenait possible et que le pays se forgeait une nouvelle identité. La lutte pour la réunification avait perdu son sens, le Nord incarnant maintenant le parent pauvre, les enfants bâtards qu’on n’avait pas le cœur de renvoyer.