Le déverrouillage automatique de la Mercedes se fit entendre.
« Ouvre la portière arrière », ordonna Fegan.
McKenna obéit.
« Assieds-toi à l’avant et laisse la portière ouverte jusqu’à ce que je monte. » Fegan maintint le Walther collé contre la tête de McKenna tandis que celui-ci prenait place au volant.
Puis il s’installa à l’arrière en veillant à ne pas poser les mains sur le cuir de la banquette. Il se servit d’un mouchoir pour refermer la portière. Inutile d’effacer les empreintes sur le siège avant, puisque Tom l’avait vu partir avec McKenna. Celui-ci ne bougeait pas, cramponné au volant.
« Ferme la portière et démarre. »
Le gros moteur de la Mercedes ronronna et la voiture s’écarta du trottoir. Par la lunette arrière, Fegan vit les Suiveurs qui observaient la scène. Le garçon s’avança sur la chaussée en agitant la main.
Aplati à l’arrière parmi les ombres mouvantes, Fegan pressa le canon de l’arme contre le siège du conducteur, à l’endroit précis où se situait le cœur de McKenna, si tant est qu’il en eût un.
2
Fegan savait que les rues autour des quais seraient désertes. Une fois la Mercedes arrêtée, on n’entendit plus que le cliquetis du moteur qui refroidissait, avec pour toile de fond la faible rumeur de la bretelle d’autoroute à l’endroit où la Motorway 3 devenait la M2. Devant eux, la River Lagan se jetait dans le Belfast Lough, et les lumières du complexe de loisirs Odyssey, en face, miroitaient à la surface de l’eau. Une jeunesse dorée se pressait dans les boîtes de nuit ; assez jeune pour n’avoir aucun souvenir d’hommes comme Fegan, assez aisée pour ne pas s’en soucier.
Au-delà de l’Odyssey s’élevaient Samson et Goliath, les immenses grues sur portiques qui gardaient l’ancien chantier naval. Derrière Queen’s Island, un petit avion contournait le City Airport, à présent rebaptisé le George Best, en l’honneur du footballeur qui sombra dans l’alcool. Fegan percevait le bruit de l’appareil, lointain et régulier. Les épaules de McKenna se soulevaient et s’abaissaient à chaque respiration.
Fegan se redressa sur la banquette arrière, appuyant toujours l’arme contre le dossier du siège. Sa chemise mouillée de sueur lui collait aux omoplates. Il examina le terrain vague tout autour. Pas de vidéosurveillance, personne. Seuls les rats étaient là pour témoigner.
Et les Suiveurs.
Ils attendaient entre les ombres en observant la scène. Tous, sauf le garçon. Lui était penché sur la vitre du conducteur, les mains en visière au-dessus de ses yeux. Il fixait McKenna.
« Regarde-moi ça, dit McKenna en montrant l’espace dominé par les grues. Le “quartier du Titanic”, on l’appelle. Tu le crois, toi ? »
Fegan ne répondit pas.
« Il y en a qui s’en mettent plein les poches ici, Gerry. Les affaires marchent. On signe des contrats, on touche des subventions, on construit, et tout le monde espère avoir sa part du gâteau. Mais bon sang, ils te choisissent le nom d’un putain de bateau qui a coulé à sa première sortie. C’est quand même fou, non ? La pire catastrophe maritime de tous les temps a été construite ici, et nous, on en est fiers. Y a qu’à Belfast qu’on peut voir ça, hein ? »
Après s’être tu pendant un moment, McKenna reprit :
« Qu’est-ce que tu veux, Gerry ?
— Passe un coup de fil.
— À qui ?
— À Tom. Dis-lui de fermer le pub. Raconte-lui que tu m’as déposé chez moi et que tu es allé voir quelqu’un sur les quais. S’il te demande qui, réponds que tu es sur un coup. »
McKenna partit d’un rire qui trahissait sa peur. « Pour quoi faire ? Pourquoi j’irais téléphoner à quelqu’un ?
— Parce que sinon, je te tue.
— Tu me tueras de toute façon. »
Fegan distinguait les yeux de McKenna dans le rétroviseur, ses lunettes design sur lesquelles brillaient les lumières renvoyées par le plan d’eau.
« Il y a mourir et mourir, Michael. Ce sont deux choses très différentes. Tu le sais. »
Les épaules de McKenna se mirent à trembler. « Putain, Gerry. Je peux pas. »
Fegan lui pressa le canon du Walther contre la nuque. « Téléphone. »
McKenna inclina la tête en avant et soupira. L’écran de son portable répandit une clarté bleuâtre dans la voiture. L’appareil émit un bip, suivi d’un grésillement quand il le porta à son oreille d’une main hésitante.
« Oui… Tom, écoute. Ferme tout et emporte la caisse chez toi… Ça va, je l’ai mis au lit. Je suis sur les quais… J’ai rendez-vous avec quelqu’un… Une affaire à régler. Bon, je te laisse. Je récupérerai l’argent demain… D’accord… Allez, salut. »
Le téléphone bipa à nouveau, et la lueur s’éteignit dans l’habitacle.
McKenna tourna la tête. « Tu te souviens quand on était gosses, Gerry ? »
Fegan sentit l’odeur de la sueur, de la peur ; celle de MacKenna et la sienne. Il y avait déjà assez de souvenirs. Inutile d’en rajouter.
« Tu te rappelles quand on a lancé des briques aux Anglais et qu’on s’est fait choper ? poursuivit McKenna. Quel âge on avait ? Seize, dix-sept ans ? Tu te souviens, j’ai jeté la première et je me suis taillé en courant. Le petit Patsy Toner avait trop la frousse, il s’est enfui tout de suite. »
Il se dévissait le cou pour essayer de voir Fegan. Fegan lui appliqua durement l’arme contre la tête, l’obligeant à regarder droit devant. Où les Suiveurs attendaient. Sauf le garçon, qui pressait toujours son visage contre la vitre du conducteur.
McKenna eut un rire bref. « Mais pas toi. Toi, tu n’avais jamais peur de personne. Tu n’as pas reculé d’un pouce. Tu as attendu jusqu’à la dernière minute pour lancer ta brique. Tu te rappelles comment tu en as touché un ? Ils avaient sorti la tête par le toit de la Land Rover et il s’est pris la brique en plein dans le nez. Ça pissait le sang partout.
— Arrête, coupa Fegan en maudissant sa mémoire.
— Après, ils nous ont coursés dans Falls Road. Tu te souviens ? Toi et moi, on rigolait, et le petit Patsy hurlait en appelant sa maman. »
Fegan appuya l’arme plus fort contre le crâne de McKenna.
« Arrête, j’ai dit.
— Ils nous ont rattrapés dans Brighton Street. Bon sang, quelle raclée ils nous ont mise. Ça, c’était une dérouillée, pas vrai ? Et tu te rappelles… » Le rire faisait tressauter les épaules de McKenna. « Tu te souviens comment ils ont gaulé le petit Patsy ? Il s’est tellement pissé dessus que celui qui le tenait était trempé. »
Un sourire se fraya un chemin sur les lèvres de Fegan. Il l’effaça de sa main libre. « Ils lui ont cassé le bras.
— Oui…, dit McKenna dont le rire s’éteignit brusquement. Et on s’est engagés le lendemain. Ta mère en a eu le cœur brisé, hein ?
— Ça suffit », interrompit Fegan, les yeux brûlants.
La voix de McKenna se fit grinçante. « C’est moi qui t’ai fait rentrer, Gerry. Moi. Je t’ai présenté à McGinty et aux autres. Ils ne t’auraient pas accepté sinon. N’oublie jamais ça. Sans moi, tu ne serais rien devenu. Tu serais juste resté un petit catholique de plus au chômage.
— C’est vrai, répondit Fegan. Je ne serais rien devenu. Je n’aurais rien fait. Et ces gens seraient encore en vie. Ce garçon serait en vie. Il aurait une femme, des enfants, une maison. Tout ça, on le lui a pris. Toi et moi.
— Putain, c’était une balance ! tonna McKenna. Il a cafté aux flics. À la seconde même où il a ouvert la bouche, il était mort.