— Ça suffit, répéta Fegan, le ventre serré.
— Réfléchis, Gerry. Les gars ne laisseront pas passer ça, malgré le cessez-le-feu. Malgré Stormont. Ils te tomberont dessus. »
Une larme chaude roula sur la joue de Fegan. Il sentit le goût du sel dans sa bouche. « Bon sang, je m’étais promis de ne plus jamais faire ça.
— Alors, ne le fais pas, Gerry. Ce n’est pas trop tard. Tu es saoul, tu es déprimé. Je le sais. Tu n’es plus toi-même. Il n’y aura aucune conséquence si tu t’arrêtes là. »
Fegan secoua la tête. « Désolé.
— Trente ans, Gerry. On se connaît depuis trente…
La détonation jaillit de la gueule noire du Walther, éclaboussant le pare-brise de fragments rouges et gris. McKenna s’affaissa sur le volant et le klaxon de la Mercedes déchira la nuit. Le temps que Fegan se penche en avant pour le redresser, le silence s’était refermé.
Il descendit de voiture et ouvrit la portière du conducteur, la main enveloppée dans son mouchoir. Dans le faible rayonnement qui montait de l’eau, il vit les yeux ternes de McKenna fixés sur lui, ses lunettes brisées, suspendues à une oreille. Il lui tira une autre balle dans le cœur, par prudence. Le jappement rauque du pistolet roula à la surface de la rivière jusqu’à rejoindre les lumières scintillantes au fond.
Après avoir essuyé ses yeux humides et brûlants, Fegan jeta un regard tout autour. Les Suiveurs émergeaient de l’ombre et se disputaient la meilleure place près de la portière ouverte pour observer tour à tour Fegan et le corps inerte. Il les détailla un par un, s’arrêtant sur chaque silhouette avant de passer à sa voisine. À mesure qu’ils reculaient dans l’obscurité, il les compta.
Le garçon avait disparu.
Un de moins.
Ce qui en laissait onze.
ONZE
3
« C’est lui », dit McSorley en montrant sur la table une vieille feuille de papier tachée. On y voyait l’image d’un homme âgé en train de déverrouiller la porte d’un bureau de poste.
Davy Campbell tourna la feuille vers lui pour l’examiner de plus près. Cible facile, pensa-t-il. Typique.
McSorley avala bruyamment une gorgée de bière et s’essuya la bouche. Il portait un jean qui aurait mieux convenu à un homme d’une bonne quinzaine d’années de moins. Hughes et Comiskey étaient affalés sur la banquette opposée dans le box, les yeux déjà rougis par l’alcool alors qu’il était à peine l’heure du déjeuner.
« Vous n’aurez qu’à vous charger de sa femme, vous autres, déclara McSorley. Pendant ce temps, Davy et moi, on s’occupera de lui. »
Par la fenêtre, Campbell contempla le parking inondé de soleil où stationnaient deux voitures déglinguées, et au-delà, les montagnes. Il n’y avait aucune circulation sur la grand-route aux abords de Dundalk. À cause des échangeurs d’accès à la nouvelle autoroute, le Player’s Inn perdait peu à peu sa fréquentation, au point qu’Eugene McSorley pouvait énoncer son plan à voix haute sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Dans quelques mois, la voie rapide relierait le cœur de Dublin à Newry, juste de l’autre côté de la frontière avec le Nord, et de là à Belfast, en évitant complètement le port de Dundalk — et le Player’s Inn.
Autrefois, les trophées du football gaélique accrochés aux murs faisaient l’admiration des touristes débarquant par cars entiers, en route vers Dublin. Ils ne se doutaient pas que l’établissement servait une cuisine infâme, dans des assiettes ébréchées, jusqu’à ce qu’on leur apporte leur commande qui baignait dans la graisse. Les médailles, les coupes et les maillots exposés au-dessus du comptoir avaient triste allure, maintenant qu’un ramassis de minables constituait l’unique clientèle.
Le père du propriétaire, Joe Gribben senior, avait appartenu à l’équipe de Louth, qui remporta la coupe Sam Maguire en 1957, et Joe Gribben junior en entretenait soigneusement la mémoire. Originaire de Glasgow, Campbell était parfaitement insensible au football gaélique. Quant à Joe Gribben junior, il se cantonnait à l’extrémité du bar où il n’entendait rien. De toute façon, il ne s’intéressait pas à la discussion en cours, ce en quoi il faisait preuve de sagesse.
Comiskey se pencha en avant et pointa un doigt à l’adresse de Campbell. « Pourquoi il y va, lui ? Et pourquoi, moi, je dois rester avec la vieille ? »
Campbell lui attrapa le doigt. « Arrête, si tu ne veux pas que je te l’arrache.
— Stop, gronda McSorley en leur séparant les mains. Davy vient avec moi parce qu’il a de l’expérience. Toi, tout ce que tu sais faire, c’est rester assis sur ton cul en bavassant. Alors, ferme-la et obéis aux ordres.
— C’est n’importe quoi », dit Comiskey. Il se recula contre la banquette en croisant les bras.
Campbell soutint son regard jusqu’à l’obliger à détourner les yeux. Ces deux-là étaient-ils ce que McSorley pouvait trouver de mieux ? Un casse dans un bureau de poste rapporterait peut-être assez de pognon pour acheter des armes, mais à quoi bon les mettre ensuite entre les mains de gars comme Comiskey ? Il ne réussirait sans doute qu’à dégommer son propre orteil.
Une fois de plus, Campbell se demanda ce qu’il foutait avec des minables pareils. Ils se disaient républicains, restés fidèles à la cause alors que les autres baissaient les bras au nord de la frontière. En fait, ils n’étaient bons qu’à commander des tournées de bière. Neuf ans auparavant, les factions rebelles s’étaient gravement discréditées à cause d’un acte de folie. Le terrible attentat à la voiture piégée, en plein centre d’Omagh, avait tué vingt-neuf civils et deux jumeaux dans le ventre de leur mère un après-midi de l’été 1998, quelques mois à peine après la signature de l’accord du Vendredi saint[5]. En une nuit, le peu de soutien qui restait acquis aux républicains dissidents s’était évaporé. Mais l’évolution de la situation au nord poussait dans leurs rangs un nombre croissant de fantassins, qui craignaient de redevenir des traîne-misère maintenant que le mouvement n’avait plus besoin d’eux. Le processus de paix laissait de nombreux oisifs sur le carreau, tandis que le diable, lui, ne comptait plus les inscriptions au chômage.
Parmi les membres des groupes, certains voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de Campbell, qui n’était même pas irlandais, mais écossais. Cependant, tout le monde connaissait la réputation qu’il s’était forgée à Belfast, et lorsqu’il traversa la frontière pour gagner Dundalk, McSorley décida d’en faire son bras droit. Les dissidents se répartissaient en bandes comme celle de McSorley, de taille variable, toutes vaguement attachées à la défense d’une cause commune. Bientôt, d’ici un an ou deux peut-être, ils se regrouperaient et constitueraient à nouveau une réelle menace. En attendant, ils continueraient à braquer des bureaux de poste dans des villages et à se chamailler entre eux.
Un boulot en vaut un autre, se répéta Campbell en réprimant un soupir, pendant que McSorley résumait le plan pour la dixième fois. Son regard se posa sur l’écran muet de la télévision, au-dessus du bar. À la photo d’un visage familier succédèrent des images d’hommes en combinaisons blanches et masques chirurgicaux qui procédaient à l’examen d’une Mercedes.
« Regarde », dit-il.
Comme McSorley, trop absorbé par l’élaboration de son attaque, n’avait rien remarqué, Campbell lui asséna un coup sur l’épaule.
« Quoi ?
5
L’accord du Vendredi saint, ou accord de Belfast, officiellement Accord de paix pour l’Irlande du Nord, fut signé le 10 avril 1998 par les principales forces politiques d’Irlande du Nord acceptant une solution politique pour mettre fin à trente années d’un conflit sanglant (aussi appelé « Les Troubles »), de 1969 à 1998.