— Regarde. » Campbell indiqua la télévision d’un geste brusque du menton. « Hé, Joe ! Monte le son ! »
Le propriétaire s’exécuta obligeamment, et on entendit les intonations raffinées d’un journaliste de RTÉ[6] : « D’après un porte-parole de la police, on ne peut encore désigner aucun suspect dans le meurtre de Michael McKenna, mais les services de sécurité semblent privilégier la piste loyaliste ou républicaine dissidente. »
« Putain. En tout cas, c’est pas moi », dit McSorley.
Comiskey et Hughes s’esclaffèrent. Campbell ne rit pas. Il déglutit pour contenir l’excitation qui le prenait au ventre.
Le journaliste poursuivit : « Malgré les rumeurs selon lesquelles McKenna se serait opposé à certaines positions de sa hiérarchie, il ne s’agirait pas d’un règlement de comptes au sein du parti républicain. Néanmoins, on s’interroge sur les éventuelles répercussions politiques de cet assassinat. La mort de McKenna, membre républicain du gouvernement nord-irlandais à Stormont, pourrait déstabiliser l’équilibre fragile obtenu dans le Nord au terme de nombreux efforts, alors que le nouvel exécutif vient à peine de prendre ses marques. »
« Y a enfin quelqu’un qui a buté McKenna, dit McSorley. C’est pas trop tôt. On ne verra plus sa sale tronche à la télé. »
À l’écran, des images montraient McKenna interviewé à Belfast dans Springfield Road, devant son cabinet. Hughes et Comiskey ricanèrent lorsque la caméra fit un zoom sur le logo du parti. « Les techniciens de la police scientifique sont toujours présents sur les lieux », conclut le journaliste.
« Ils ne trouveront que dalle, dit Campbell. Les scientifiques sont nuls. C’est déjà étonnant qu’ils aient localisé la voiture. » Il porta une main à sa poche pour chercher son téléphone en se demandant s’il avait raté un appel.
McSorley eut un petit rire. « En tout cas, je paierais bien une bière à celui qui a fait ça. Dis donc, Davy… Tu le connaissais, McKenna, hein ?
— Je l’ai souvent croisé, oui, répondit Campbell. Il n’a pas trop apprécié que je vienne ici. Il a promis de me massacrer les genoux si je me repointais à Belfast.
— Alors, ça tombe plutôt bien pour toi. »
Campbell demeurait pensif. « Peut-être. Mais il va y avoir du grabuge. Les gars de Belfast ne laisseront pas passer ça. Quelqu’un va devoir payer, croyez-moi. »
McSorley partit d’un rire qui creusait de profonds sillons dans ses joues de paysan.
« On dirait que ça t’amuse, dit Campbell.
— Moi ? » Sans cacher son hilarité, McSorley repoussa en arrière ses cheveux grisonnants. « Je suis aussi heureux qu’un chien qui a deux bites et deux lampadaires pour pisser. Tu connais le dicton, Davy. Tiocfaidh ár lá. Notre jour viendra. »
Il passa un bras sur l’épaule de Campbell et se pencha vers lui, si près que son souffle fit trembler la barbe grossièrement taillée de l’Écossais. « Ces salopards de Belfast mènent la danse depuis trop longtemps. Ils se remplissent les fouilles, alors que nous, on continue à tirer la langue. Hé ben, on va fêter ça ! J’offre la tournée et on boit à la santé de celui qui a zigouillé McKenna. »
Campbell se leva pour le laisser sortir du box, soulagé d’échapper à son étreinte. Avant d’arriver au comptoir, McSorley s’arrêta et revint sur ses pas. Il tendit la main à Campbell, qui la prit.
« On a besoin de types comme toi, Davy, dit-il en lui pressant les doigts. Je suis content de t’avoir parmi nous. »
Quand McSorley le lâcha, Campbell s’essuya la main sur son jean et reprit place sur la banquette. Hughes et Comiskey l’observaient.
« Quoi ? » fit-il.
Comiskey sourit d’un air méchant. « Lui, tu peux le gruger, Davy, mais pas moi. Je t’ai à l’œil.
— Sans blague ? » Haussant les sourcils, Campbell sourit à son tour.
« Oui. T’as pas intérêt à jouer au con, parce que je ne te raterai pas. » Comiskey posa les coudes sur la table, mima un pistolet avec sa main et fit semblant de l’armer. « Pan, pan, Davy.
— C’est quand tu veux », dit Campbell. Il fixa Comiskey dans les yeux, juste le temps nécessaire pour faire passer le message, puis tourna son regard vers les fenêtres et les montagnes au loin. À la pensée du cadavre de McKenna gisant dans une voiture à Belfast, il éprouva une délicieuse impatience mêlée d’une inquiétude qui lui glaçait les tripes.
4
Deux policiers étaient assis à la table en face de Fegan. Patsy Toner avait pris place à sa droite. La pièce du commissariat de Lisburn Road où se déroulaient les interrogatoires, blanche et aseptisée, évoquait une chambre d’hôpital.
« Donc, Mr. McKenna est parti après vous avoir mis au lit ? demanda le plus âgé des policiers. Vous ne l’avez pas raccompagné à la porte ?
— Mr. Fegan a déjà répondu à cette question », dit Toner. Il portait un costume froissé bleu marine qui semblait avoir été enfilé à la hâte sur sa maigre silhouette.
« J’aimerais qu’il réponde à nouveau. Pour ne laisser aucune incertitude… » Le policier sourit.
« Je ne l’ai pas raccompagné à la porte, confirma Fegan. J’étais saoul. J’ai sombré immédiatement. »
En vérité, il avait très peu dormi la veille. Il lui fallut une heure et demie pour rentrer à pied en évitant les caméras de vidéosurveillance. À deux rues de son domicile, il escalada un mur donnant sur l’arrière-cour d’une maison décrépite et enterra l’arme au fond du jardin, sous un tas de bois rangé dans une vieille remise, puis se glissa sans bruit chez lui et monta droit à l’étage. Pour la première fois depuis des mois, il se coucha, l’esprit apaisé, mais resta longtemps éveillé à fixer le plafond, les oreilles bourdonnantes. L’image du jeune garçon, la joie sauvage de son sourire, l’empêchaient de trouver le sommeil. Quand il s’endormit, le jour filtrait par les interstices des rideaux.
« Très bien, dit le policier. On va s’arrêter là pour l’instant. »
En regagnant la voiture de Toner, Fegan demanda : « Tu étais déjà là quand je suis arrivé. Comment tu l’as su ? »
Toner sourit. « On a quelqu’un dans la place. Depuis des années. Il m’a appelé dès qu’il a appris que la brigade criminelle allait t’interroger. On n’a pas eu tellement recours à ses services ces derniers temps, mais il reste quand même utile. »
Toner avait fait une belle carrière d’avocat. Petit et mince, il ressemblait encore au garçon qui traînait autrefois avec Fegan, malgré son épaisse moustache. Bien qu’il se présentât comme un défenseur des droits de l’homme auprès de la presse, Fegan savait exactement pour qui il se battait. Et, au vu de sa Jaguar, les droits de ces gens-là rapportaient gros.
Toner s’éclaircit la gorge en mettant le contact. « Il faut que je t’emmène voir quelqu’un avant de te déposer chez toi.
— Qui ? » Fegan gardait la main posée juste à côté de la poignée, prêt à ouvrir la portière pour s’enfuir.
« Un vieil ami. » Toner lui fit un sourire rassurant, puis démarra.
Fegan retira sa main et se prépara mentalement à ce qui allait suivre. Il était reconnaissant à Toner de garder le silence, tandis que la Jaguar remontait Lisburn Road en direction du nord, s’arrêtant aux passages pour piétons qui se succédaient tous les quarante ou cinquante mètres. Boutiques de luxe, restaurants et bars à vin défilaient de chaque côté. Quand le feu était rouge aux intersections, une foule d’étudiants et de jeunes cadres s’engageait sur la chaussée.
Ils se croient les maîtres de la ville maintenant, pensa Fegan. Si le processus de paix signifiait qu’ils pouvaient acheter sans crainte leur café à des prix exorbitants, alors, oui, ils avaient raison. Une jeune femme en tailleur traversa devant la Jaguar, un téléphone portable à l’oreille. Était-elle déjà née, se demanda-t-il, à l’époque où, dans ces mêmes rues, on déblayait à la pelle les restes de corps démembrés ?