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Il chassa l’image de son esprit, exaspéré par cette amertume qui lui venait. Le silence en lui-même, après tant de clameurs, le troublait. Maintenant que les Suiveurs le laissaient tranquille, qu’il était libéré de ce froid glacé dans ses veines et des douleurs qui lui tordaient le ventre, la clarté de ses pensées le déroutait. Mais sept années d’ombres et de silhouettes fuyantes ne disparaîtraient pas simplement parce que Michael McKenna était mort. Les onze autres se cachaient quelque part, pas très loin, invisibles pour l’instant. Ils attendaient. Fegan en était certain.

Toner tourna à gauche dans Tate’s Avenue et fila vers l’ouest de la ville. Vers les quartiers de leur jeunesse.

La façade du vieux Celtic Supporters Club avait connu des jours meilleurs. L’enseigne au-dessus de la porte s’ornait de drapeaux tricolores irlandais et de ballons de foot, mais partout, la peinture écaillée laissait apparaître des pans de bois pourri. Avec ses fenêtres obturées derrière les grilles de métal, le bâtiment semblait avoir perdu la vue.

Toner entraîna Fegan à sa suite. Quand ils entrèrent, l’homme qui buvait seul à cette heure de l’après-midi ne leva pas les yeux de son journal. L’odeur de la bière et du tabac froid flottait dans la pénombre du bar ; malgré la loi, jamais on ne pourrait interdire aux gens de fumer dans de tels endroits.

À l’arrière du club, ils empruntèrent un étroit couloir qui sentait le renfermé, dans lequel s’ouvraient les portes des toilettes et, au fond, une autre porte indiquant « entrée réservée ». Fegan sentit une douleur fulgurante lui transpercer la tête en irradiant d’une tempe à l’autre. Il s’immobilisa et s’appuya contre le mur, les membres glacés, pris d’un frisson qui l’emprisonnait tout entier comme une toile d’araignée.

Toner se retourna. « Qu’est-ce qui ne va pas, Gerry ? »

Fegan inspira profondément. « Rien, dit-il. Je suis fatigué, c’est tout. »

Onze fantômes se glissèrent furtivement derrière Toner en se mêlant à la pénombre du couloir. Toner revint vers Fegan et lui posa une main rassurante sur l’épaule.

« Il veut juste te parler, dit-il. Ne t’inquiète pas. »

Fegan se dégagea. « Je ne suis pas inquiet. J’ai la gueule de bois. Allons-y. »

Bousculant Toner, il gagna la porte et l’ouvrit. Son cœur tressaillit quand il découvrit l’homme qui attendait à l’intérieur.

La lumière d’une ampoule nue au plafond se réfléchissait sur le crâne chauve de Vincie Caffola. Cartons et tonneaux avaient été repoussés contre les murs, et une chaise en bois occupait le centre de la pièce. Une bâche en plastique recouvrait le sol. Caffola portait un bleu de travail tout neuf dans lequel se logeaient difficilement ses épaules massives.

« Comment va, Gerry ? dit-il avec un sourire qui donna la nausée à Fegan.

— Ça va.

— Je t’attends dans la voiture, déclara Toner en s’éclipsant après avoir encouragé Fegan d’une tape dans le dos.

— Assieds-toi », ordonna Caffola.

Fegan prit place sur la chaise, mains posées sur les genoux, luttant contre l’envie de se protéger le visage. Dans le courant d’air provoqué par la porte qui se refermait sur Toner, l’ampoule électrique se balança au bout du fil et projeta l’ombre de Caffola sur les murs. D’autres formes la rejoignirent, les unes après les autres, peu à peu regroupées en une masse compacte. Fegan se crispa et battit des paupières. Ses yeux lui faisaient mal.

« Dommage pour Michael, hein ? » dit Caffola en se renfrognant.

Deux silhouettes s’avancèrent dans la lumière. Deux hommes morts depuis longtemps, aux uniformes maculés de sang et de terre, leurs mains imitant la forme d’un pistolet. Fegan maintenait son regard sur Caffola.

« Oui, répondit-il. Je croyais que c’était fini.

— Ça ne sera jamais fini. » Caffola se mit à arpenter la pièce. Les deux soldats de l’UDR lui emboîtaient le pas. « Tant que les Anglais ne partiront pas. Je n’aime pas ce qui se passe en ce moment et je ne l’ai pas caché à McGinty et aux autres. Le renforcement de la police, la représentation à Stormont, tout ça… Mais je respecte la ligne du parti, quoi qu’il arrive.

— Tu as toujours été loyal, dit Fegan.

— C’est ça, loyal », répéta Caffola à qui le mot semblait plaire. Il frappa une fois dans ses mains. L’entrée en matière avait assez duré. « Bon. Je veux savoir ce qui est arrivé à Michael. Il est parti de chez toi hier soir. À quelle heure ?

— Minuit et quart, minuit et demie. Dans ces eaux-là.

— Il a dit où il allait ?

— Non. On n’a pas tellement parlé. J’étais bourré. » À une époque, Caffola obéissait à ses ordres, songea Fegan, et à présent qu’il se trouvait en position de faiblesse, il eut honte.

« Il a parlé des types avec qui il était en affaires ? »

Fegan leva les yeux. Caffola le dominait de toute sa hauteur. « Quels types ?

— Une bande de Lituaniens, dit Caffola en grimaçant comme si prononcer ce mot lui répugnait. Des salopards… Je te jure, on a tellement d’étrangers ici que bientôt ça vaudra même plus la peine de virer les Anglais. Des Lituaniens, des Polonais, des nègres, des Pakistanais, des chinetoques. Quand tu te balades en ville, t’entends presque plus l’accent irlandais. Y a que des étrangers. Et à Dublin, c’est pire. Tu y es allé récemment ?

— Non.

— Ça grouille d’étrangers ! Même les serveurs dans les restaus. Moi, je ne peux plus manger nulle part à cause de tous ces nègres qui fourrent leurs mains partout dans la bouffe. » Caffola frissonna.

Fegan plongea dans sa mémoire tandis que les deux soldats de l’UDR visaient la tête rasée de Caffola, comme le garçon avec McKenna. Brusquement, le souffle lui manqua. Les images revenaient. La scène s’était passée dans une pièce comme celle-ci, à Lurgan, à trente kilomètres au sud-ouest de la ville.

L’Ulster Defence Regiment se composait autrefois de soldats recrutés dans la population locale, presque tous protestants, comme les policiers. Dans ses rangs, on comptait aussi des loyalistes profitant de leur fonction pour s’en prendre aux catholiques qu’ils croisaient lors de patrouilles dans les villages ou au détour de chemins de campagne. Une unité de six hommes s’était trouvée prise dans une attaque à la grenade près de Magheralin. Deux périrent sur le coup, deux autres tombèrent sur le bord de la route, blessés mais encore vivants, et les deux derniers s’enfuirent à travers champs. Des gars du coin chargés de ramasser les survivants les rattrapèrent moins de dix minutes plus tard et les amenèrent dans un bar sordide, à la lisière de Lurgan. Caffola et Fegan arrivèrent sur les lieux une heure après.

Au sein du groupe, Vincie Caffola réussissait mieux que quiconque à obtenir une information. C’était un homme de stature imposante, mais lent. Et s’il excellait dans l’art d’infliger la douleur, il ne montrait guère de talent à la bagarre. Voilà pourquoi Fegan l’accompagnait en renfort.

Les deux soldats de l’UDR saignaient abondamment et pleuraient de douleur, terrorisés, la bouche mutilée, les gencives béantes après avoir craché leurs dents. Depuis une heure déjà, ils avaient révélé le peu qu’ils savaient, mais Caffola continuait. À genoux, il était en train d’arracher l’ongle d’un orteil avec des tenailles quand, soudain, le pied torturé se détendit et le déstabilisa. Il tomba à la renverse pendant que le prisonnier hurlait, debout, libéré de ses liens. Fegan lui tira une balle dans la tête. L’autre soldat, toujours ligoté à la chaise, poussa un cri en voyant son collègue s’écrouler. Fegan le fit taire d’une balle dans la tempe… Ensuite, il avait ordonné à Caffola de se relever et de nettoyer ce bordel.