À présent, Fegan considérait les possibilités qui s’offraient à lui. Malgré la menace physique de Caffola, il était presque certain de l’emporter si l’interrogatoire se muait en agression. Mais les autres le prendraient en chasse, il ne leur échapperait pas. Il décida de ne pas bouger.
« Je ne connais pas d’étrangers, dit-il.
— Alors, tu ne connais pas ce petit con ? » Caffola alla ouvrir la porte d’un placard. Un homme grand et mince se tenait recroquevillé à l’intérieur, pieds et poings liés, bâillonné. Il les regarda en tremblant. Son costume gris était taché de rouge.
Les deux UDR reculèrent. Fegan les perdit de vue parmi les ombres, et il lui sembla que la douleur refluait derrière ses yeux brûlants.
« Non, dit-il. Je ne l’ai jamais vu. »
Caffola se pencha sur l’homme et lui ôta son bâillon. Il désigna Fegan. « Tu le connais ? »
L’homme regarda Fegan, puis Caffola. Il fit non de la tête.
« Tu es sûr ? »
Levant ses poignets ligotés, l’homme se mit à supplier dans une langue slave. Caffola prit appui des deux mains sur le chambranle et envoya son pied chaussé d’une lourde botte contre le prisonnier. Il assénait les coups tout en parlant. « Parle… anglais… espèce de… sale… connard, ou… je… t’explose… la tête.
— Arrêtez ! gémit l’homme. S’il vous plaît !
— Sors de là. » Caffola l’attrapa par ses cheveux blonds et le tira brutalement. L’homme se leva en hurlant.
« Laisse-moi la chaise, Gerry », dit Caffola.
Fegan se leva et partit au fond de la pièce.
Caffola poussa l’homme sur la chaise. Il désigna Fegan. « Tu le connais ? »
L’homme secoua la tête.
« Il ne me connaît pas, et je ne le connais pas », dit Fegan.
Caffola leva la main pour intimer le silence à son ancien camarade. « D’accord. Je voulais juste être sûr. Maintenant, on va voir ce qu’il sait d’autre. »
Les yeux de l’homme s’affolèrent en passant de Caffola à Fegan. Il respirait par saccades. Une odeur âcre emplit la pièce.
« Qui est-ce ? demanda Fegan.
— Il s’appelle Petras Adamkus… Dis bonjour, Petras. »
Petras les regarda tour à tour.
Caffola le gifla avec violence. « Je t’ai demandé de dire bonjour.
— Bonjour, fit Petras d’une petite voix fluette.
— C’est mieux, dit Caffola. Bon, allons-y… Pourquoi tu as tué Michael McKenna ? »
Petras le dévisagea sans comprendre, bouche ouverte.
Caffola le gifla à nouveau, plus fort. « Pourquoi tu as tué Michael McKenna ? »
Petras leva ses mains ligotées. « Non, non. Michael et moi, amis… Travail ensemble… Avec filles, belles, jeunes. Je fais pas de mal à lui. »
Caffola recula son énorme poing et le lui envoya dans le menton. Sous la force du coup, la tête de Petras partit en arrière, la chaise se renversa, et il tomba en heurtant durement le sol. Du sang coulait de sa lèvre enflée.
Caffola sourit à Fegan.
« Ça rappelle des souvenirs, hein ? »
Lorsqu’il sortit des tenailles de sa poche, Fegan demanda : « Je peux partir ?
— T’es plus capable d’encaisser ?
— Non.
— D’accord, dit Caffola. Si tu me dis que tu n’avais rien à voir là-dedans, ça me va. »
Au moment où Fegan ouvrait la porte du couloir, un éclair lui déchira la tempe et il se retourna. Les deux UDR pointèrent du doigt le crâne chauve de Caffola.
« J’ai compris, dit Fegan.
— Tant mieux, grogna Caffola en relevant le Lituanien pour l’asseoir de nouveau sur la chaise. À plus tard, Gerry. »
Fegan ferma la porte derrière lui. Il emprunta le couloir, traversa le bar et sortit dans la rue où Patsy Toner l’attendait au volant de sa Jaguar.
5
Le ministre d’État pour l’Irlande du Nord, Edward Hargreaves, joua son coup de départ sur le terrain de golf du Old Course à St Andrews, en Écosse. Dans la lumière éclatante de l’après-midi, il s’abrita les yeux pour suivre la trajectoire de la balle qui s’éleva dans le ciel, puis dévia sur la gauche et retomba lentement. Après trois rebonds, elle disparut dans les hautes herbes.
« Saloperie, grogna-t-il, et il tendit le club au caddie sans le regarder.
— Pas de chance, Monsieur le ministre », dit Compton, le troisième homme du groupe, en se penchant pour placer sa propre balle sur le tertre de départ. Sous sa veste, une protubérance trahissait le pistolet qu’il portait à la ceinture.
Hargreaves se réjouissait qu’on lui eût attribué quelqu’un de plutôt aimable pour nouveau garde du corps, à la différence du précédent, qui s’était distingué par une nature particulièrement revêche. Mais fallait-il aussi qu’il fût si bon golfeur ? Le swing irréprochable de Compton envoya la balle droit entre deux obstacles de sable, non loin du green, en parfaite position pour le coup suivant.
La journée avait mal commencé, et ça ne ferait sans doute qu’empirer. Sur la table de chevet de son hôtel, le téléphone avait réveillé Hargreaves à huit heures du matin avec une mauvaise nouvelle. Ayant jugé Michael McKenna fort antipathique lors de leurs occasionnelles rencontres, il n’éprouvait aucune tristesse ; seulement, les conséquences de ce meurtre risquaient de remettre en question le résultat de plusieurs années d’un travail acharné.
Le travail de Hargreaves, et surtout, des prédécesseurs du secrétaire d’État, mais peu importait.
Mon Dieu. Dire qu’il lui faudrait peut-être se rendre à nouveau dans cet endroit maudit. Il venait à peine de rentrer après y avoir passé toute une semaine, n’était-ce pas suffisant ? S’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait lâché depuis des années, ce territoire qui ne produisait que des calamités. Mais puisqu’il y avait des gens au gouvernement et parmi la royauté qui s’accrochaient encore à un absurde sens du devoir envers les six comtés d’outre-mer, c’était à lui d’en porter le fardeau.
À présent que les factions nord-irlandaises avaient enfin accepté de se répartir un pouvoir gouvernemental, le rôle de Hargreaves se limitait principalement à transmettre les documents au secrétaire d’État pour signature. Ce n’était donc pas un désastre total. Enfin, du moment que les autochtones se tenaient tranquilles.
Son portable vibra dans sa poche. L’appel qu’il redoutait. Il répondit à contrecœur.
« Monsieur le ministre, annonça une voix de femme. Le chef de la police est prêt à vous parler. C’est une ligne sécurisée. Allez-y.
— Bonjour, Geoff, dit Hargreaves. Quoi de neuf ?
— Pas grand-chose », répondit Pilkington.
Hargreaves n’aimait pas le chef de la police, mais il le respectait. Geoff Pilkington avait fait ses armes dans la rue, à Manchester, avant de grimper les échelons. C’était l’un des rares occupants de la fonction dont la carrière reposait sur une réelle expérience du travail policier, et qui n’était pas passé par une école privée, Oxford ou Cambridge, pour pouvoir ensuite graisser des pattes. Insensible aux reproches ou aux manœuvres d’intimidation, il montrait une finesse politique que démentait son apparente rudesse. Il savait quand donner de la voix, ou bien chuchoter. De l’avis de Hargreaves, si Pilkington avait visé le Parlement au lieu de la haute hiérarchie policière, il serait sûrement membre du Cabinet à l’heure actuelle. Il avait pris la tête du Service de police d’Irlande du Nord au moment où celui-ci se formait à partir de l’ancienne Royal Ulster Constabulary, un défi dont il ressortait gagnant après avoir accompli l’impossible, à savoir s’attirer le respect de toute la société nord-irlandaise malgré la réticence de certains de ses membres.