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Le véhicule redémarra, et, une fois arrivé à sa hauteur, s’arrêta. Le jeune policier, doté d’une moustache brune assez inattendue chez un représentant de la force publique, lui sourit.

— B’soir, madame !

Elle l’avait aperçu plusieurs fois, dont une dans la papeterie où il achetait un assortiment de toutes les couleurs de papier gaufré dont le magasin disposait.

— Bonsoir, répondit-elle gentiment.

Il était seul dans la voiture ; c’était donc à son micro qu’il parlait tout à l’heure – d’elle, Joanna ?

— Excusez-moi de vous avoir ainsi éblouie avec mon projecteur, dit-il. C’est à vous, cette voiture rangée là-bas devant la poste ?

— Oui, répondit-elle. Si je l’ai laissée là-bas, c’est parce que je…

— Il n’y a pas de mal, je faisais simplement ma ronde.

Il loucha sur l’appareil photographique.

— Vous avez là un bel instrument, dit-il. Quelle marque ?

— C’est un Pentax.

— Ah ! un Pentax, répéta-t-il.

Son regard abandonna l’appareil pour se fixer sur elle.

— Et vous vous en servez pour prendre des photos de nuit ?

— Oui, des poses, répondit-elle.

— Combien de secondes faut-il par un soir comme celui-ci ?

— Oh ! ça dépend.

Avide de précisions, il lui demanda quelle marque de pellicule elle utilisait, si elle était une photographe professionnelle, combien, approximativement, coûtait un Pentax, et quels en étaient les avantages par rapport aux autres marques.

Elle essaya de ne pas perdre patience. Ne devait-elle pas se féliciter d’habiter une ville où un policier avait tout loisir de s’arrêter bavarder quelques minutes ?

Finalement, il sourit.

— Eh bien, je ferais mieux de vous laisser continuer votre travail. B’soir.

— Bonsoir, répondit-elle également avec un sourire.

Il s’éloigna lentement. Le chat gris argent bondit dans le faisceau de ses phares.

Elle suivit un moment la voiture des yeux, puis se retourna vers son appareil et se mit à vérifier ses lentilles. Accroupie au niveau du viseur, elle obtint un bon cadrage du Club et verrouilla alors la tête du trépied. Ensuite de quoi, elle procéda à la mise au point, accentuant les contours de l’image de la grande maison carrée, à l’antenne en goguette, qu’elle obtenait dans le viseur. Deux de ses fenêtres étaient désormais noires ; un store s’abaissa, obscurcissant la troisième ; la même opération se reproduisit pour la quatrième.

Elle se redressa pour observer la maison proprement dite, puis reporta son regard sur les feux arrière déjà lointains de la voiture de police.

À coup sûr son conducteur avait émis un message à son sujet, puis il l’avait distraite avec ses questions le temps que le message soit exécuté et les stores baissés.

Ressaisis-loi, voyons, ma cocotte, tu deviens cinglée !

Elle regarda une fois de plus la bâtisse. Impossible qu’ils aient une radio là-haut. Et que pouvait redouter le policier ? Qu’elle photographie quelque orgie en cours ? Avec call-girls convoquées de New York (ou mieux encore recrutées sur place) ? UNE PHOTO SCANDALEUSEMENT EXPLOSIVE, Des épouses dites irréprochables, surprises dans des attitudes complaisamment lubriques, dimanche soir au Club des Hommes, par notre photographe, Mrs Sherlock Eberhart, de Fairview Lane.

Avec un petit sourire, elle s’accroupit de nouveau à la hauteur du viseur, améliora cadrage et mise au point, et prit trois clichés à dix, douze et quatorze secondes – de la façade aveugle.

Puis elle en prit trois encore de la poste flanquée de sa hampe vierge qui se découpait sur les nuages éclairés par la lune.

Elle rangeait son trépied dans le coffre de son auto, quand la voiture de police revint et ralentit à sa hauteur.

— J’espère que toutes vos photos seront réussies, lui cria le jeune policier.

— Merci ! Ravie d’avoir bavardé avec vous, lança-t-elle pour se faire pardonner sa réaction méfiante de New-Yorkaise.

— Bonne nuit !

* * *

Un associé de Walter, plus ancien que lui dans le cabinet, mourut d’une crise d’urémie, et l’on s’aperçut de l’existence d’erreurs troublantes dans la comptabilité des fonds qu’il gérait. Walter dut rester à New York deux nuits et tout un week-end, et les soirs suivants il rentra rarement chez lui avant 11 heures. Pete tomba dans le car scolaire et se cassa ses deux dents de devant. En route vers les Caraïbes où ils allaient en vacances, les parents de Joanna vinrent passer trois jours à l’improviste. (Ils adorèrent la maison, Stepford, et Carol Van Sant provoqua l’admiration de la mère de Joanna : « Si sereine, si efficace ! Prends modèle sur elle, Joanna ! »)

Le lave-vaisselle, puis la pompe tombèrent en panne. Survint ensuite le huitième anniversaire de Pete, qui se traduisit par des cadeaux, un goûter avec farces et attrapes et un gâteau. Kim, victime d’une angine, garda la chambre trois jours. Les règles de Joanna eurent un retard mais, Dieu et la pilule aidant, finirent par arriver.

Elle réussit à s’entraîner un peu au tennis ; du coup, sa technique s’améliora, sans égaler toutefois celle de Charmaine. Elle aménagea aux trois quarts sa chambre noire, procéda à quelques agrandissements de la photo du Noir au taxi et tira des clichés pris dans le centre de Stepford, dont deux se révélèrent très réussis. Elle fit aussi des photos de Pete, de Kim et de Scott Camalian s’exerçant aux agrès.

Bobbie et elle se voyaient presque tous les jours. Elles faisaient leurs courses ensemble, et parfois Bobbie arrivait après la classe avec ses deux plus jeunes fils, Adam et Kenny. Un jour, Joanna, Bobbie et Charmaine se mirent sur leur trente et un pour aller se taper deux cocktails et un gueuleton au restaurant français d’Eastbridge.

À la fin d’octobre, une fois les spéculations du défunt associé débrouillées, éclaircies, replâtrées, Walter reparut de nouveau à l’heure du dîner. Tout marchait à la maison, chacun se portait bien. Ils sculptèrent une énorme citrouille pour les festivités de Halloween, et Pete fit la tournée des voisins sous les traits d’un Batman édenté, flanqué de Kim déguisée en Docteur Jekyll, à moins que ce ne fût en Docteur Hyde (les deux prétendait-elle). Joanna, de son côté, après avoir distribué cinquante sacs de bonbons à ses petits quémandeurs, dut se rabattre sur des fruits et des gâteaux secs ; l’année prochaine, elle se montrerait plus prévoyante.

Le premier samedi de novembre, Walter et Joanna donnèrent un dîner : Bobbie et Dave, Charmaine et son mari Ed ; et, venus de New York, Shep et Sylvia, ainsi que Don Ferrault – un des associés de Walter – accompagné de sa femme, Lucy. L’extra locale, embauchée par Joanna pour servir et ranger, était ravie de travailler à Stepford, pour une fois.

— Dans le temps, il y en avait des réceptions ici ! s’exclama-t-elle. J’avais tout un cercle de dames qui se disputaient mes services ! Tandis que maintenant, je suis forcée d’aller à Norwood, à Eastbridge et à New Sharon. Pensez un peu ! Moi qui déteste conduire de nuit !

Malgré son embonpoint, Mary Migliardi avait conservé toute sa vivacité et son agilité.

— Tout ça, c’est la faute du Club des Hommes, ajouta-t-elle en piquant des cure-dents dans des crevettes disposées sur un plateau de bois. Depuis qu’il existe, tintin pour les réceptions. Monsieur sort et Madame, elle, reste à la maison. Si feu mon mari était encore de ce monde, il lui aurait fallu me passer sur le corps avant de s’y inscrire.

— Mais c’est une très vieille institution, n’est-ce pas ? dit Joanna qui remuait sa salade à bout de bras de peur de tacher sa robe.

— Vous rigolez, protesta Mary. C’est tout récent. Six ou sept ans, au plus. Avant il y avait la Ligue civique, le Rotary et les Anciens Combattants, énuméra-t-elle en continuant de piqueter ses crevettes à une cadence de machine. Mais sitôt sa création, ils ont tous fusionné. Sauf les Anciens Combattants qui sont restés à part. Six ou sept ans à tout casser. Vous n’avez pas que ça comme hors-d’œuvre, j’espère ?