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— J’ai un roulé au fromage dans le frigo, dit Joanna.

Resplendissant dans un veston écossais, Walter surgit, un seau à glace à la main.

— Nous avons de la veine, dit-il en se dirigeant vers le réfrigérateur. La télé donne un documentaire sur les animaux. Pete se refuse à descendre. Je lui ai mis le poste portatif dans sa chambre.

Il ouvrit le freezer dont il sortit un sac de glaçons.

— Mary vient juste de m’apprendre combien le Club des Hommes est récent, dit Joanna.

— Récent n’est pas le mot, dit Walter.

Il déchira le haut du sac de plastique. Un petit carré de Kleenex adhérait à sa mâchoire, collé par une tache de sang séché.

— Six ou sept ans, répéta Mary.

— À des New-Yorkais comme nous, ça paraît vieux.

— À mes yeux, il pourrait tout aussi bien remonter au May-Flower, dit Joanna.

— Qu’est-ce qui a pu te fourrer cette idée dans le crâne ? demanda Walter en versant les glaçons dans son seau.

Joanna continuait de remuer sa salade.

— Bah ! répondit-elle après une hésitation, ses statuts, cette vieille bicoque…

— Avant, elle appartenait aux Terhune, dit Mary en couvrant d’une feuille de plastique le plateau de crevettes. Le club l’a achetée pour une bouchée de pain à une adjudication judiciaire où personne n’a poussé les enchères.

Le dîner fut un désastre. Victime d’une allergie imprécise, Lucy Ferrault n’arrêtait pas d’éternuer. Sylvia paraissait soucieuse. Bobbie, sur qui Joanna comptait pour animer la conversation, souffrait d’une laryngite. Charmaine jouait la vamp, provocante et offerte dans sa longue robe blanche décolletée jusqu’au nombril ; aguichés, Dave et Shep se montrèrent très intéressés. Walter (le monstre !) discutait de problèmes juridiques avec Don Ferrault. Ed Wimperis – énorme, adipeux et éméché dans son complet bien coupé – parlait télévision tout en tripotant le bras de Joanna à laquelle il expliquait lentement et en termes choisis en quoi les cassettes étaient destinées à tout bouleverser. Une fois passée à table, Sylvia oublia ses soucis pour déchiqueter à belles dents ces communes de banlieue qui s’engraissent à des taxes payées par l’industrie légère, tout en se retranchant derrière une zone d’un ou deux hectares. Ed Wimperis renversa son verre de vin. Joanna essaya de détourner la conversation sur des sujets plus légers, tandis que Bobbie, venu courageusement à la rescousse, rassemblait ce qui lui restait de voix pour expliquer comment elle avait pris sa laryngite, à savoir au cours d’un enregistrement que lui avait demandé un ami de Dave qui « se prend pour Pygmalion lui-même ». Mais Charmaine, qui connaissait le gars et avait même enregistré une bande pour lui, l’interrompit sèchement d’un : « Il ne faut jamais se moquer d’un Capricorne, eux au moins, ils agissent ! » et en profita pour monopoliser l’attention en dressant les thèmes astrologiques de chacun des convives. Le rôti était trop cuit et Walter eut des difficultés à le découper. Le soufflé avait levé, mais un peu moins qu’il n’aurait dû, ainsi que ne manqua pas de le souligner Mary en le passant à la ronde. Lucy Perrault éternua.

— On ne m’y reprendra plus jamais ! s’exclama Joanna en éteignant l’éclairage extérieur.

— Jamais sera encore trop tôt pour moi, soupira Walter dans un bâillement.

— Ah ! écoute, toi ! Comment as-tu pu rester dans ton coin à bavarder avec Don, et laisser trois bonnes femmes trôner comme des bûches sur le canapé ?

* * *

Sylvia téléphona pour s’excuser – une promotion qu’elle méritait vachement lui avait passé sous le nez – et Charmaine pour dire combien ils s’étaient amusés et remettre un rendez-vous de tennis en principe fixé au mardi suivant.

— Ed est devenu dingue, expliqua-t-elle. Il va prendre quelques jours de congé. Nous confions Merrill aux Da Costa – tu ne les connais pas, veinarde ! – et nous allons tous les deux « nous redécouvrir mutuellement ». Ce qui veut dire qu’il va me pourchasser autour du lit conjugal. Dire que je n’attends pas mes règles avant la semaine prochaine. Merde !

— Pourquoi ne pas le laisser t’attraper ? suggéra Joanna.

— Seigneur ! s’écria Charmaine. Écoute, je ne ressens aucun plaisir à me laisser enfiler par une grosse verge, c’est tout. Je n’ai jamais apprécié et je n’apprécierai jamais. Et, note bien, je ne suis pas lesbienne ; j’en ai tâté et ça n’a rien d’excitant. Tout simplement, faire l’amour ne m’intéresse pas. D’ailleurs, les autres femmes pensent comme moi, je crois, même les Poissons. Toi, ça t’intéresse ?

— Sans être nymphomane pour autant, dit Joanna, je puis te répondre que oui.

— Pour de bon, ou éprouves-tu seulement ce que tu es censée éprouver ?

— Pour de bon.

— Eh bien, à chacun son goût, conclut Charmaine. Disons jeudi. Ça te va ? Ed a, ce jour-là, une conférence qu’il ne peut, grâce à Dieu, pas sécher.

— Jeudi, d’accord. Sauf empêchement.

— Fais ton possible.

— Le temps se met au froid, on dirait.

— Eh bien, on jouera en pull-over !

* * *

Elle assista à une réunion de parents d’élèves. Les professeurs de Pete et de Kim étaient présents. Miss Turner et Miss Gair étaient deux femmes sympathiques, entre deux âges, toutes prêtes à répondre aux questions de Joanna sur les méthodes d’enseignement et l’application du programme de ramassage scolaire. L’audience était clairsemée : en dehors du groupe d’enseignants assis au fond de la salle, il n’y avait que neuf femmes et environ une douzaine d’hommes. La présidente de l’association était une séduisante blonde dénommée Mrs Hollingsworth, qui mena les débats avec une compétence tranquille et souriante.

Joanna acheta des vêtements d’hiver pour les enfants et deux pantalons de lainage pour elle-même. Elle fit des agrandissements sensationnels de « Fermée la nuit » et de « La bibliothèque de Stepford » avant de mener Pete et Kim chez le dentiste.

* * *

— Pas possible ! On avait pris rendez-vous ? s’écria Charmaine en s’effaçant pour laisser entrer Joanna.

— Bien sûr, dit celle-ci. Je t’avais répondu que je viendrais sauf empêchement.

Charmaine referma la porte en soupirant. Sur ses pantalons, elle portait un tablier et une blouse.

— Misère ! Excuse-moi, Joanna. J’avais complètement oublié.

— Il n’y a pas de mal. Va te changer.

— Impossible de jouer, annonça Charmaine. Primo, j’ai trop de travail sur les bras.

— Quel travail ?

— Du ménage.

Joanna sursauta.

— Nous avons mis Nettie à la porte, expliqua Charmaine. Incroyable à quel point elle était négligente. À première vue, la maison avait l’air propre, mais, sapristi ! il ne fallait pas regarder dans les coins. J’ai nettoyé la cuisine et la salle à manger hier, mais il me reste encore toutes les autres pièces. Je ne peux pas obliger Ed à vivre dans une porcherie.

Joanna regarda attentivement son amie.

— La bonne blague !

— Je ne plaisante pas, protesta Charmaine. Ed est un garçon merveilleux, alors que jusqu’ici je me suis montrée paresseuse et égoïste. Finies les parties de tennis et la lecture des traités d’astrologie. À dater de maintenant, je vais me consacrer à Ed et à Merrill. J’ai de la chance d’avoir un mari et un fils aussi merveilleux…