— Évidemment pas ! Chaque fois que je pénètre dans le supermarket, j’ai l’impression d’avoir régressé au stade pré-pubère.
— Moi aussi, je te jure, dit Bobbie qui reposa sa tasse sur le tableau de bord pour puiser dans le sac de frites. Que dis-tu de tout ça ? demanda-t-elle.
— À mon avis, c’est possible, répondit Joanna. N’empêche, ta théorie semble tellement… fantastique.
Sans achever sa phrase, elle tendit la main vers sa tasse derrière laquelle une tache de brouillard s’était formée sur le pare-brise.
— Pas plus fantastique que ce qui s’est passé à El Paso, rétorqua Bobbie.
— Si, davantage. Parce que seules les femmes sont touchées. Et Dave, qu’en pense-t-il ?
— Je ne lui en ai pas encore parlé. Je préférais connaître ta réaction à toi.
Joanna sirota son café.
— À mon avis, c’est dans le domaine des éventualités, finit-elle par dire. Je ne vois rien là d’absurde. La chose à faire je crois, c’est d’écrire en termes mesurés aux autorités – Services d’hygiène, ou Commission de l’environnement. Enfin à un organisme habilité à procéder à une enquête. Nous pourrons nous renseigner à la Bibliothèque.
Bobbie hocha la tête.
— Hum !… Mieux vaut laisser tomber. J’ai travaillé dans l’administration… Selon moi, la chose à faire, c’est foutre le camp d’ici. Après quoi tu pourras t’amuser à écrire des lettres.
Joanna lui lança un coup d’œil incrédule.
— Je parle sérieusement, reprit Bobbie. Un machin qui a pu faire de Charmaine une femme d’intérieur ne risque pas de rencontrer beaucoup de résistance chez moi. Ni chez toi.
— Oh ! Voyons, protesta Joanna.
— Joanna ! Il se passe des trucs ici. Je ne plaisante pas. Ce patelin, c’est Zombiville ! Or, Charmaine a emménagé en juillet, moi en août et toi en septembre.
— D’accord, mais ne hurle pas, je ne suis pas sourde.
Bobbie mâchonnait une énorme bouchée de son hamburger. Joanna, l’air toujours grave, buvait son café à petites gorgées.
— Même si je me trompe, reprit Bobbie, la bouche pleine, même s’il ne s’exerce aucune action chimique, précisa-t-elle après avoir avalé, est-ce vraiment ici que tu désires vivre ? Nous avons maintenant chacune une amie, toi au bout de deux mois, moi après trois. Est-ce là ta conception de la communauté idéale ? Pour ton dîner, j’ai été me faire coiffer à Norwood, où j’ai aperçu une douzaine de filles pressées, débraillées, vivantes, quoi ! J’avais envie de leur sauter au cou à toutes autant qu’elles étaient.
— Dégotte-toi des amies là-bas, dit Joanna en souriant. Tu as une bagnole, non ?
— Toi, ce que tu peux être indépendante ! s’exclama Bobbie en saisissant sa tasse de café. Je vais demander à Dave de déménager, annonça-t-elle. Nous vendrons la maison pour en acheter une à Norwood ou à Eastbridge. Ça nous coûtera tout au plus quelques soucis, quelques emmerdements et le prix du déménagement – mais si Dave se fait un peu tirer l’oreille, je suis toute prête à mettre mon diam au clou.
— Tu crois que ton mari marchera ?
— Il y aurait sacrément intérêt, s’il ne veut pas que je lui mène une vie d’enfer. En fait, j’ai toujours souhaité m’installer à Norwood. Un vrai guêpier de racistes, m’objectait monsieur. Eh bien, j’aimerais mieux être piquée par le dard des réac qu’empoisonnée par les miasmes de l’atmosphère du coin. De sorte que d’ici quelque temps, tu vas être réduite à ta seule compagnie, à moins que tu ne te décides à parler à Walter.
— D’un déménagement éventuel ?
Bobbie fit signe que oui, puis elle termina son café sans quitter Joanna des yeux.
Celle-ci secoua la tête.
— Je ne peux pas lui demander une chose pareille.
— Pourquoi pas ? Ce qu’il désire, c’est ton bonheur, non ?
— Je ne suis pas sûre de n’être pas heureuse ici. De plus, je viens de finir l’installation de ma chambre noire.
— Parfait, dit Bobbie. Encroûte-toi ici si ça te chante et deviens ta voisine d’à-côté.
— Écoute, Bobbie. Il ne peut pas s’agir d’une substance chimique. Bien sûr, c’est à envisager, mais, en toute franchise, je n’y crois pas…
Elles poursuivirent leur discussion tout en finissant de déjeuner, puis remontèrent Eastbridge Road avant de s’engager sur la 9. Après avoir longé le nouveau shopping center et les boutiques d’antiquaires, elles arrivèrent à hauteur des usines.
— Le boulevard des Poisons, annonça Bobbie.
Joanna regarda le bel alignement de ces bâtiments modernes à un étage, édifiés en retrait de la route, et séparés les uns des autres par de grandes pelouses vertes. Ulitz Optics (où travaillait Herb Sundersen), et Compu Tech (Vic Stavros, à moins qu’il ne fût chez Instatron ?), et Stevenson Biochemical, et Haig-darling Computers, et Burnham-Massey Microtech (Dale Coba et Claude Axhelm – hou-hou !), et Instatron, et Reed Saunders (Bill McCormick – comment va Marge ?), et Vesey Electronics, et AmeriChem Willis.
— Je te parie cinq dollars que partout là-dedans on fait des recherches sur des gaz neuro-actifs !
— Dans une zone habitée, tu veux rire !
— Pourquoi non ? Avec la bande qui fait la loi à Washington ?
— Oh ! Bobbie, voyons !
Walter s’aperçut qu’elle était soucieuse et lui en demanda la raison.
— Mais n’as-tu pas le dossier Koblenz à terminer ? protesta-t-elle.
— J’ai tout le week-end pour ça, rétorqua-t-il. Voyons, que se passe-t-il ?
Si bien que, tout en grattant les assiettes avant de les fourrer dans le lave-vaisselle, elle lui raconta comment Bobbie, forte des statistiques d’El Paso, ne songeait plus maintenant qu’à déménager.
— Tout cela me paraît un peu tiré par les cheveux, conclut Walter.
— À moi aussi. Mais les femmes d’ici paraissent vraiment avoir changé, et le résultat de cette transformation est plutôt catastrophique. Si Bobbie fiche le camp et si Charmaine ne retrouve pas son ancien moi qui, au moins, était…
— Ainsi, tu as envie de déménager ? demanda-t-il.
Elle le regarda et hésita. Les yeux bleus de Walter, qui attendait la réponse à sa question, ne révélaient rien de ses sentiments.
— Non, finit-elle par répondre. Pas maintenant que nous sommes complètement installés. La maison est agréable… Toutefois, je suis certaine que je me sentirais plus heureuse à Eastbridge ou à Norwood. Je regrette que nous n’ayons pas cherché par là-bas.
— Félicitations pour cette réponse dénuée d’ambiguïté, ironisa-t-il gentiment. Non et oui.
— Mettons 60 % contre et 40 % pour.
Il abandonna le plan de travail sur lequel il s’appuyait.
— Parfait, dit-il. Quand tu en arriveras au rapport 0 % nous partirons.
— Tu y consentirais ?
— Naturellement, si tu te sentais vraiment par trop malheureuse. Mais ça me déplairait de déménager en pleine année scolaire.
— Je te comprends.
— Toutefois, nous pourrions le faire l’été prochain. Je ne pense pas que nous y perdrions grand-chose, en dehors du temps passé, de prix du déménagement et de la remise en état des lieux.
— C’est ce que prétend Bobbie.