— C’est un comble ! protesta-t-il. Elle sort avec une Panthère noire. Je ne couche avec personne.
— Une Panthère noire ?
— Don l’a appris de sa propre secrétaire. Nous ne parlons même pas fesses, Esther et moi. Je me borne à lui corriger ses fautes d’orthographe. Maintenant, c’est l’heure de dormir.
Et sur un dernier baiser, il se détourna d’elle.
Elle s’allongea sur le ventre et ferma les yeux. Mais elle dut s’agiter et remuer beaucoup avant de trouver la position confortable.
En compagnie de Bobbie et de Dave, ils allèrent voir un film à Nordwood, puis passèrent une autre soirée avec eux au coin du feu à jouer au Monopoly comme des gosses.
Le samedi soir, il y eut une grosse chute de neige et Walter, sans enthousiasme, se priva de son match dominical à la télé pour emmener Pete et Kim faire de la luge sur les pentes de Winter Hill, tandis que Joanna se rendait à New Sharon gâcher un rouleau et demi de pellicule couleur sur une réserve d’oiseaux.
Pete obtint le premier rôle dans la pièce que sa classe préparait pour Noël. Walter, un soir, se fit voler ou perdit son portefeuille pendant le trajet qui le ramenait chez lui.
Joanna apporta seize photos à son agence. Bob Silverberg, l’homme avec qui elle traitait d’habitude, flatta son amour-propre en les admirant, mais lui annonça qu’actuellement l’agence n’accordait plus de contrat à personne. Il garda néanmoins les clichés et lui dit qu’il la préviendrait d’ici à un jour ou deux si certains lui semblaient monnayables. Déçue, elle déjeuna avec sa vieille copine, Doris Lombardo, et fit quelques achats de Noël pour Walter et ses propres parents.
Dix des photos lui furent retournées, y compris « Fermée la Nuit » qu’elle décida immédiatement de soumettre au prochain concours de Saturday Review. Parmi les six que l’agence avait retenues figurait « Savant en herbe » qui représentait Johnny Markowe penché sur son microscope. Elle appela Bobbie pour le lui annoncer.
— Je lui donnerai dix pour cent du prix qu’on me donnera, ajouta-t-elle.
— Faut-il conclure que nous pourrons lui supprimer son argent de semaine ? demanda Bobbie.
— Mieux vaut pas. Jusqu’ici, ma meilleure photo a été chercher un peu plus de mille dollars, mais aucune des deux autres ne m’a rapporté plus de deux cents.
— Eh bien, ça ne serait pas si mal pour un gosse qui a la bobine de Peter Lorre ! Je me place du point de vue de Johnny, note, pas du tien. Écoute, j’allais justement t’appeler. Peux-tu te charger d’Adam pendant le week-end ? Tu acceptes ?
— Naturellement, Pete et Kim seront ravis. En quel honneur ?
— Dave vient d’avoir une idée formidable : nous allons passer un week-end en tête à tête. Ce sera une seconde lune de miel.
Cette dernière phrase éveilla en Joanna un écho : un sentiment de déjà vu, qu’elle s’empressa de refouler.
— Sensass ! s’exclama-t-elle.
— Nous avons déjà casé Johnny et Kenny chez les voisins, mais j’ai pensé qu’Adam s’amuserait mieux chez vous.
— Sûrement, et sa présence empêchera Pete et Kim de se disputer. Que comptez-vous faire ? Aller à New York ?
— Non, on va rester ici, bloqués par la neige avec un peu de chance. Je t’amènerai mon fils demain après la classe. Entendu ? Et je te le reprendrai dimanche dans la soirée.
— Parfait. Où en es-tu de ta chasse au logement ?
— Pas très loin. J’ai vu ce matin à Norwood une petite merveille, mais elle ne sera pas libre avant le 1er avril.
— Résigne-toi à patienter.
— Non merci ! On se voit tout à l’heure ?
— Impossible. J’ai mon ménage à faire. Sans blaguer.
— Tu vois ! Tu changes déjà. La magie de Stepford commence à agir.
Emmitouflée dans une écharpe orange et un manteau de fausse fourrure à rayures, une Noire était postée devant le bureau de la bibliothécaire, caressant du bout des doigts une pile de bouquins. Après avoir lancé un coup d’œil sur Joanna, elle lui fit un petit salut de la tête et esquissa un sourire. Joanna lui rendit salut et sourire. Le regard de la femme se détourna vers la chaise vide derrière le bureau et les rayonnages qui tapissaient le mur. Grande, l’inconnue avait le teint plutôt clair ; ses cheveux noirs coupés presque ras et ses grands yeux sombres lui donnaient l’air exotique et séduisant. Elle avait dans les trente ans.
Joanna s’approcha, elle aussi, du bureau, tout en ôtant ses gants pour sortir sa carte de sa poche. Elle laissa errer son regard de la plaque où se lisait le nom de Miss Austrian, posée en évidence sur la table, aux livres qu’effleuraient les longs doigts minces de la Noire : un Iris Murdoch et un Carson McCullers, et Le Parrain. Joanna loucha sur la fiche : Steinner, Par-delà la liberté et la dignité lui était réservé jusqu’au 12 novembre. Elle aurait aimé dire une phrase de bienvenue – cette jeune femme était sûrement la mère ou la fille de la famille noire dont avait parlé la dame du Comité d’accueil – mais elle ne voulait pas jouer à la Blanche libérale et paternaliste. S’il ne s’agissait pas d’une personne de couleur, lui adresserait-elle la parole ? Oui, dans une situation semblable, elle…
— Si nous en avions envie, nous pourrions emporter toute la bibliothèque, dit l’inconnue.
— Ça lui apprendrait à rester à son poste, ironisa Joanna en désignant du menton le bureau.
La jeune femme noire sourit.
— C’est toujours aussi désert ici ? demanda-t-elle.
— Je ne l’ai jamais encore vu aussi vide ; mais je n’y viens que l’après-midi ou le samedi.
— Vous êtes nouvelle à Stepford ?
— Notre arrivée remonte à trois mois.
— Moi, je ne suis ici que depuis trois jours.
— J’espère que vous vous y plairez.
— J’en ai l’impression.
Joanna tendit la main.
— Joanna Eberhart, annonça-t-elle avec un sourire.
— Ruth-Anne Hendry, dit la jeune femme en souriant et en serrant la main tendue.
Joanna parut chercher dans sa mémoire.
— Ce nom ne m’est pas inconnu, dit-elle. Je l’ai vu quelque part.
Le sourire de son interlocutrice s’élargit.
— Vous avez des gosses ?
Joanna, intriguée, fit signe que oui.
— Je suis l’auteur d’un livre d’enfants, Penny a un plan, dit la jeune femme. On peut le trouver ici. La première chose que j’ai faite, c’est de consulter le fichier.
— Ah ! mais j’y suis ! s’exclama Joanna. Kim l’a pris, il y a une quinzaine de jours, et elle l’a adoré. Moi aussi ; c’est si sympathique de tomber sur un bouquin où une petite fille a d’autres idées en tête que de préparer la dînette de ses poupées.
— Subtil moyen de propagande, précisa plaisamment Ruth-Anne Hendry.
— Et vous êtes aussi responsable des illustrations ? Je les ai trouvées sensationnelles.
— Merci.
— Vous êtes maintenant sur un autre livre ?
Ruth-Anne eut un hochement de tête affirmatif.
— J’en ai un en chantier, avoua-t-elle. Mais j’attends que nous soyons complètement installés pour m’y atteler vraiment.
— Excusez-moi, dit Miss Austrian qui arrivait toute boitillante du fond de la salle. C’est si calme ici le matin que (elle s’arrêta, battit des paupières et reprit sa marche claudicante) je suis restée travailler dans ma tanière. Il faudrait vraiment ici une cloche pour m’appeler. Bonjour Mrs Eberhart, ajouta-t-elle avec un sourire qu’elle reporta ensuite sur Ruth-Anne.