Se regardant de nouveau, Leane secoua la tête, soupira et s’en retourna à son ouvrage cosmétique.
— Hélas, le jour de mes quatorze ans, j’étais déjà aussi grande qu’aujourd’hui, je le crains. Toute en genoux et en coudes, comme un poulain qui a poussé trop vite. Et peu de temps après avoir appris à traverser une pièce sans m’étaler deux fois, j’avais découvert que… (Leane prit une profonde inspiration.) Eh bien, j’avais découvert que ma vie me conduirait sur un chemin différent de celui de ma mère. Mais voilà que cette page est à jamais tournée… N’est-il pas l’heure de mettre en application ce que j’ai appris il y a si longtemps ? Au vu des circonstances, c’est sans doute le moment et le lieu parfaits pour commencer.
Siuan dévisagea sa vieille amie.
— Tu ne dis pas la vérité. Du moins, toute la vérité… Je t’écoute !
Jetant un petit pinceau dans le coffret, Leane perdit enfin son équanimité :
— Toute la vérité ? Je ne la connais pas ! Ce que je sais, c’est qu’il me faut remplacer ce que j’ai… perdu. N’as-tu pas dit toi-même que c’est notre seul espoir de survivre ? Pour moi, la vengeance ne suffira pas. Je sais que ta cause est justifiée, voire même juste, mais que la Lumière me vienne en aide, ça n’est pas assez pour moi. Je ne peux pas m’impliquer autant que toi. Peut-être parce que j’ai adhéré trop tard à ta cause. Je resterai avec toi, mais ça ne comblera pas mon vide.
Leane entreprit de ranger les flacons et les boîtes dans le coffret, un exercice qui la calma un peu, même si elle s’y livra avec une violence contenue.
Un doux parfum de rose, très discret, lui faisait désormais comme une aura olfactive.
— Je sais que la séduction ne comblera pas le vide, mais ça m’aidera à passer le temps quand il s’étire en longueur. Qui sait, devenir ce que je suis née pour être suffira peut-être ? Je n’en sais trop rien… Ce n’est pas une idée nouvelle, car j’ai toujours voulu ressembler à ma mère et à mes tantes. Une fois adulte, il m’est arrivé d’en rêver éveillée.
Leane se rembrunit, mais elle rangea les derniers objets avec bien plus de douceur.
— Au fond, je me suis peut-être durant toute ma vie fait passer pour quelqu’un d’autre. Peu à peu, le masque que je me fabriquais est devenu une seconde nature. Une mission sérieuse m’attendait – bien plus importante que le commerce – et quand je me suis aperçue que j’aurais pu évoluer différemment, même dans ce contexte, le masque me collait trop à la peau pour que je le retire. Eh bien, cette partie de ma vie est terminée, et le masque tombe tout seul. La semaine dernière, j’ai failli me faire la main sur Logain. Mais je manque de pratique, et je crains qu’il soit du genre à entendre plus de promesses qu’on lui en fait, et à exiger qu’on les tienne… (Leane eut un petit sourire.) Selon ma mère, pour se trouver dans une situation si délicate, il faut avoir fait une grosse erreur de calcul. S’il n’existe aucune façon de s’en tirer avec panache, il faut soit renoncer à sa dignité et s’enfuir, soit s’acquitter du prix et tenir la mésaventure pour une leçon. (Le sourire devint un rien coquin.) Ma tante Resara conseillait de payer le prix et de bien en profiter !
Min en resta muette. On eût dit que Leane était une autre femme. Des propos pareils, dans sa bouche ! Pour être franche, la jeune femme n’en croyait pas ses oreilles. Cela dit, Leane semblait bel et bien différente. Malgré tout le temps qu’elle avait passé à jouer du pinceau, on ne voyait pas du tout de fard ou de poudre sur son visage. Pourtant, ses lèvres semblaient plus charnues, ses pommettes plus hautes et ses yeux plus larges. Elle avait toujours été belle, malgré son austérité affirmée – là, c’était à couper le souffle.
Siuan n’avait cependant pas encore décidé de lâcher sa proie.
— Et si ce seigneur de campagne est comme Logain, que feras-tu ?
Avant de répondre, Leane bomba le torse et inspira à fond.
— Si tu avais le choix, dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas, que ferais-tu à ma place ?
Dans un silence de mort, les deux femmes se défièrent du regard. Avant que Siuan puisse répondre – si elle en avait l’intention, Min brûlait d’impatience de l’entendre – la chaîne et le cadenas cliquetèrent de l’autre côté de la porte.
Très calmes, les deux anciennes Aes Sedai se levèrent puis ramassèrent leurs sacoches de selle. En revanche, Min sauta sur ses pieds en regrettant de ne pas avoir un couteau.
Quelle idée idiote ! Ce serait un bon moyen de m’enfoncer un peu plus. Bon sang ! je ne suis pas une héroïne dans un récit… Même si je me débrouillais avec le garde…
La porte s’ouvrit pour laisser passer un homme portant un long justaucorps de cuir sur sa chemise. Pas le genre de type qu’une jeune femme pouvait attaquer, même avec un couteau. Et peut-être pas avec une hache non plus. Large et épais, voilà ce qu’il était. Les quelques cheveux lui restant sur le crâne étaient blancs comme la neige, certes, mais il semblait aussi dur qu’une souche de vieux chêne.
— Il est temps pour vous de comparaître devant le seigneur, mes dames. Consentirez-vous à marcher, ou faudra-t-il vous porter comme des sacs de grain ? Vous viendrez quoi qu’il en soit, mais par cette chaleur, je préférerais m’épargner un gros effort…
Regardant derrière l’homme, Min vit que deux autres colosses dans son genre – grisonnants mais aussi durs, même s’ils étaient plus petits – l’attendaient en silence.
— Nous marcherons, lâcha froidement Siuan.
— Bonne décision. Dans ce cas, suivez-moi. Le seigneur Gareth déteste qu’on le fasse attendre.
Promesse de marcher ou non, chaque femme fut fermement prise par un bras puis entraînée dans la rue où la poussière tourbillonnait toujours. Le colosse presque chauve ayant refermé sa main puissante sur son poignet, Min comprit qu’elle n’avait aucune chance de s’enfuir. Sauf si elle lui flanquait un coup de pied dans une cheville, le forçant à lâcher prise ? Mais il y avait l’épaisseur de sa botte… Plus la solidité de roc du bonhomme… Un moyen immanquable de se faire mal aux doigts de pied sans rien changer à son destin…
Perdue dans ses pensées, Leane faisait de petits gestes avec sa main libre, et ses lèvres bougeaient sans qu’il en sorte un son, comme si elle répétait ce qu’elle avait l’intention de dire. En même temps, elle semblait à des centaines de lieues de là… Siuan aussi était plongée dans ses pensées, mais elle plissait pensivement le front et allait même jusqu’à se mordre la lèvre inférieure. En principe, la Chaire d’Amyrlin destituée ne montrait jamais ainsi ses émotions.
Bref, ses deux compagnes ne faisaient rien pour rassurer Min. Et la salle commune aux poutres apparentes de l’auberge ne lui remonta pas davantage le moral.
Un œil au beurre noir sous sa frange de cheveux ternes, Admer Nem se tenait d’un côté de la salle avec ses frères, ses cousins et toutes leurs épouses. De costauds et solides paysans sur leur trente et un, à savoir des vestes longues et des tabliers un peu moins passés que d’habitude. Voyant que tous ces gens regardaient les prisonnières avec un mélange de colère et de jubilation mauvaise, Min sentit son estomac se retourner. Si ça se pouvait, les yeux des femmes étaient encore plus effrayants, parce qu’ils exprimaient de la haine.