— Comment te nommes-tu, ma fille ? demanda Bryne en se campant devant Min.
— Min, seigneur, répondit la jeune femme.
Entendant un grognement étouffé de Siuan, elle se hâta d’ajouter :
— Serenla Min. Mais tout le monde m’appelle Serenla.
— Serenla ? répéta Bryne avec un sourire narquois. Ta mère a dû avoir une prémonition… (Il n’était pas le premier à réagir ainsi à ce prénom.) As-tu une déclaration à faire, Serenla ?
— Très brève, seigneur… Je suis navrée, mais ce n’était pas vraiment notre faute. Dalyn est le seul coupable. J’implore votre clémence.
Comparé à la plaidoirie de Leane, ce n’était pas bien terrible, mais rien n’aurait pu être percutant après l’incroyable numéro de l’ancienne Gardienne. De toute façon, la bouche sèche comme la rue, dehors, Min n’aurait pas pu faire mieux. Et si ces gens décidaient quand même de les pendre ?
Bryne hocha la tête, puis il alla se placer devant Siuan, qui contemplait toujours le sol. Lui prenant le menton, il la força à relever les yeux.
— Et toi, comment t’appelles-tu, ma fille ?
Secouant la tête, Siuan se dégagea et recula d’un pas.
— Mara, seigneur. Mara Tomanes.
Min eut un soupir agacé. Siuan était terrifiée, mais ça ne l’empêchait pas de défier l’homme du regard, comme si elle s’apprêtait à exiger qu’il les laisse partir sur-le-champ. Quand il lui demanda si elle voulait faire une déclaration, elle refusa d’un grognement tout en continuant à regarder le seigneur comme si leurs rôles étaient inversés. Elle réussissait à tenir sa langue, certes, mais dans ses yeux, le naturel revenait au galop.
Bryne finit par se détourner d’elle.
— Va rejoindre tes amies, ma fille, dit-il à Leane quand il eut regagné sa place.
Sans cacher sa déception, l’ancienne Gardienne obéit avec ce que Min, chez n’importe qui d’autre, aurait qualifié d’une espiègle pétulance.
— J’ai pris ma décision, annonça le seigneur à l’assistance. Ce sont des crimes graves, et rien de ce que j’ai entendu ne modifie les faits. Quand trois voleurs s’introduisent dans une maison pour dérober des chandeliers, si l’un d’eux attaque le propriétaire, les deux autres sont aussi coupables que lui. La victime, elle, mérite un dédommagement. Maître Nem, je te verserai de quoi rebâtir ton étable et racheter six vaches laitières.
Le fermier rayonna jusqu’à ce que Bryne ajoute :
— Caralin te remettra la somme quand elle aura calculé le montant de cette compensation. D’après ce que j’ai entendu dire, certaines de tes vaches ne donnaient plus beaucoup de lait…
La femme en gris approuva du chef.
— Pour ton œil au beurre noir, tu auras une couronne d’argent.
Nem ouvrit la bouche pour discutailler, mais Bryne lui faucha l’herbe sous les pieds :
— Pas de protestations ! Maigan t’a déjà fait pire quand tu rentres soûl le soir.
Des rires saluèrent cette déclaration. L’air penaud de Nem ne fit rien pour les calmer, et le regard sévère que jeta Maigan à son mari les fit monter d’un cran.
— Je rembourserai aussi le contenu de la bourse, dès que Caralin aura estimé le montant en question…
Les époux Nem se rembrunirent, mais ils tinrent leur langue, car à l’évidence, le siège du seigneur était fait.
Les coudes appuyés sur la table, Bryne regarda les trois accusées. L’estomac noué, Min se prépara à écouter la sentence.
— Quant à vous trois, vous travaillerez pour moi – avec les gages habituels, mais sans les toucher –, accomplissant tout ce qu’on vous demandera jusqu’à ce que vous m’ayez remboursé l’argent que me coûtent vos forfaits. N’allez surtout pas croire que je fais preuve de mollesse. Si vous prêtez un serment qui sonne bien à mes oreilles, vous travaillerez dans mon manoir, sans être surveillées. Sinon, ce sera les champs, où quelqu’un pourra vous garder à l’œil à chaque instant. De plus, les gages des ouvriers agricoles sont bien moins élevés. À vous de choisir.
Min se creusa la cervelle pour trouver un serment qui ne les engage pas trop tout en satisfaisant le seigneur. Détestant ne pas honorer sa parole, quelles que soient les circonstances, elle avait pourtant l’intention de filer à la première occasion. Tant qu’à faire, elle préférait que son parjure ne lui pèse pas trop sur la conscience.
Alors que Leane aussi réfléchissait, Siuan hésita à peine avant de se jeter à genoux, les mains croisées sur le cœur. Son regard de nouveau plongé dans celui de Bryne, elle n’avait pas renoncé à son défi muet.
— Au nom de la Lumière et de toutes mes chances de salut et de résurrection, je jure de vous servir, seigneur, quoi que vous me demandiez, aussi longtemps qu’il vous chantera. Si je devais me parjurer, que le Créateur détourne à jamais les yeux de moi et que les ténèbres consument mon âme.
Bien qu’elle eût murmuré son serment, Siuan obtint un silence respectueux. On ne pouvait prêter un serment plus fort et plus solennel – à part celui d’Aes Sedai, bien entendu, le Bâton des Serments le rendant impossible à briser.
Leane regarda Siuan, puis elle s’agenouilla aussi.
— Au nom de la Lumière et de toutes mes chances de salut…
Min chercha désespérément un moyen de ne pas imiter ses compagnes. Si elle prêtait un serment plus mineur, elle aurait à coup sûr droit aux champs, sous une surveillance constante. Mais quand même… D’après ce qu’on lui avait enseigné, violer ce serment-là était presque l’équivalent de commettre un meurtre – et encore, le « presque » était peut-être de trop. Hélas, elle ne trouva pas d’échappatoire. C’était ça ou des années de labeur dans les champs, sous surveillance le jour, et en étant enfermée la nuit.
Min s’agenouilla et commença à réciter les mots. Mais intérieurement, elle bouillait de rage.
Siuan, espèce d’idiote ! Dans quel pétrin m’as-tu fourrée ? Je ne peux pas rester ici, car il me faut rejoindre Rand. Lumière, aide-moi, je t’en prie !
— Eh bien, souffla Bryne quand les trois femmes en eurent terminé, je ne m’attendais pas à ça, mais ce sera largement suffisant. Caralin, veux-tu bien t’isoler avec maître Nem et déterminer le montant de son dédommagement ? Fais également sortir tout le monde d’ici, à l’exception des prisonnières. Occupe-toi aussi de les faire conduire au manoir. Les choses étant ce qu’elles sont, inutile de prévoir une escorte…
Caralin coula au seigneur un regard accablé, mais elle fit évacuer la salle en un clin d’œil. De la cupidité dans les yeux, Admer Nem suivit la femme en gris comme son ombre. Ses frères et ses cousins l’imitèrent, l’air tout aussi voraces. Les femmes de la tribu se montrèrent un peu plus dignes, ce qui ne les empêcha pas de foudroyer du regard les prisonnières toujours agenouillées devant Bryne.
Min aurait parié que ses jambes allaient refuser de la porter. Dans sa tête, la même phrase tournait en boucle : « Siuan, pourquoi as-tu fait ça ? Je ne peux pas rester ici ! »
— Nous avons déjà eu des réfugiés dans le coin, dit Bryne lorsque la salle fut vide, mais jamais de votre genre… Une Domani… Une Tearienne ?
Siuan acquiesça. Elle se releva, imitée par Leane, qui s’épousseta coquettement les genoux. Miraculeusement, Min parvint à tenir sur ses jambes.
— Et toi, Serenla ? (Une fois encore, Bryne sourit en prononçant ce nom.) À ton accent, je dirais que tu es originaire de l’ouest du royaume d’Andor.
— Baerlon, oui…, confirma la jeune femme avant de se mordre la langue – trop tard.
Quelqu’un pouvait savoir que Min était de Baerlon.
— Sauf erreur de ma part, il ne s’est rien passé, dans l’Ouest, qui puisse jeter des gens sur les routes. (En l’absence de réponse, le seigneur n’insista pas.) Lorsque vous aurez remboursé votre dette, toutes les trois, vous pourrez rester à mon service, si ça vous chante. La vie est difficile quand on a perdu son foyer. Pour dormir, la paillasse d’une servante est préférable à un buisson…