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— Merci, seigneur, susurra Leane avec une révérence qui, malgré sa robe d’équitation assez terne, réussit à paraître gracieuse comme le salut final d’une danseuse.

Min répéta le « merci » de Leane d’un ton morne, et elle préféra, considérant ses jambes tremblantes, ne pas tenter une révérence. Siuan ne dit rien, se contentant de regarder Bryne.

— Dommage que votre compagnon soit parti avec les chevaux… Quatre équidés auraient considérablement réduit votre dette.

— Nous le connaissions à peine, et c’était un brigand, fit Leane, pas loin de minauder, à présent. En ce qui me concerne, je suis ravie d’échanger sa protection contre la vôtre.

Bryne regarda l’ancienne Gardienne – sans déplaisir, loin de là, estima Min – mais il se contenta de dire :

— Au moins, au manoir, vous serez à l’abri des Nem.

Que répondre à cela ? Briquer les parquets du manoir, selon Min, ne vaudrait guère mieux que de laver ceux d’une ferme.

Lumière, il faut que je file d’ici !

Dans un silence pesant, Bryne commença à pianoter sur la table. Parce qu’il cherchait que dire ? Min en doutait, car cet homme ne semblait pas du genre à se sentir en porte-à-faux. Plus probablement, il était agacé que seule Leane lui témoigne de la gratitude. De son point de vue, la sentence aurait dû être plus lourde, Min le savait très bien. La voix de velours et les yeux de braise de Leane avaient-ils rempli leur office ? Peut-être… Cela dit, Min regrettait la métamorphose de l’ancienne Gardienne. Être flagellée sur la place du village aurait été préférable à ce qui venait de se passer.

Caralin revint enfin en marmonnant entre ses dents.

— Seigneur Gareth, dit-elle, agacée, il faudra des jours pour obtenir des réponses honnêtes de ces fichus Nem. Si je le laisse calculer, Admer pourra se faire bâtir cinq étables et s’acheter cinquante vaches. Quant à la bourse… Eh bien, elle existe vraiment, je crois, mais pour déterminer son contenu… Ce ne sera pas simple, mais j’y arriverai. Joni est prêt à conduire ces jeunes personnes au manoir, si vous en avez terminé avec elles.

— Emmène-les, Caralin, dit Bryne en se levant. Et quand tu les auras confiées à Joni, rejoins-moi à la briqueterie. (La lassitude du seigneur revint d’un seul coup.) Pour continuer à produire des briques, Thad Haren affirme avoir besoin de plus d’eau, et j’ignore où j’en trouverai…

Le seigneur sortit de l’auberge à grands pas, comme s’il avait oublié jusqu’à la présence des trois femmes qui venaient de lui jurer allégeance.

Le dénommé Joni – en fait, le colosse chauve qui était venu chercher les prisonnières dans l’appentis – attendait devant l’auberge sur le banc du cocher d’un chariot bâché à grandes roues tiré par un cheval alezan famélique. Si quelques villageois étaient restés dehors pour regarder partir les trois femmes, la plupart semblaient être rentrés chez eux pour échapper à la chaleur.

Gareth Bryne, lui, était déjà très loin dans la rue balayée par le vent.

— Joni va vous emmener au manoir, dit Caralin. Montrez-vous dociles, et la vie ne vous semblera pas pénible.

Un moment, la femme en gris étudia les trois réfugiées, son regard noir presque aussi perçant que celui de Siuan. Puis elle hocha la tête, comme si le résultat de cet examen la satisfaisait, et partit à grandes enjambées sur les traces de Bryne.

Sans dire un mot, Joni tint le rabat de la bâche écarté, mais il n’aida pas ses passagères à monter dans le chariot et les laissa se débrouiller pour s’installer sur le sol jonché de paille. Bien entendu, sous la bâche, il faisait encore plus chaud que dans l’appentis.

Le chariot tangua lorsque le colosse chauve s’assit sur le banc du conducteur. Min entendit claquer les rênes, puis le véhicule s’ébranla dans un concert de grincements.

Alors que les cahots dus aux nids-de-poule lui malmenaient cruellement le séant, Min colla un œil à une déchirure de la bâche et regarda Kore-les-Sources devenir de plus en plus petit, puis disparaître pour céder la place à une alternance de champs clôturés et de haies.

Trop assommée, Min n’avait plus la force de parler. Ainsi, la grande cause de Siuan finirait dans une cuisine, à récurer des chaudrons ? Quelle idée stupide elle avait eue de voler à son secours, puis de rester avec elle ! À la première occasion, elle aurait dû lui fausser compagnie, et filer vers Tear !

— Eh bien, dit Leane, ça ne s’est pas si mal passé, après tout…

Si elle parlait de nouveau de son ton cassant, l’ancienne Gardienne, les joues roses, ne pouvait cependant cacher son excitation – de l’excitation, rien que ça !

— Bien sûr, j’aurais pu être meilleure, mais ça s’arrangera avec un peu d’entraînement. Je n’aurais jamais imaginé que c’était si drôle ! Quand son pouls s’est accéléré… (Elle posa les doigts sur son poignet, comme elle l’avait fait avec Bryne.) Je ne me suis jamais sentie si vivante et si lucide. Tante Resara affirmait que la séduction était un sport plus excitant que la fauconnerie, et je dois dire, au bout du compte, qu’elle avait raison.

Se tenant à un montant du chariot pour ne pas être trop secouée par les cahots, Min regarda Leane avec des yeux ronds.

— Tu as perdu la tête, c’est certain… Pour combien d’années nous sommes-nous engagées ? Deux ? Cinq ? Et tu espères que Gareth Bryne passera tout ce temps à te faire sauter sur ses genoux ? Moi, j’espère qu’il te donnera plutôt la fessée ! Chaque jour !

L’air étonné de Leane n’adoucit pas l’ire de Min. Pensait-elle que la jeune femme allait prendre cette affaire avec un parfait détachement ?

Mais Leane n’était pas la véritable cible de Min. Siuan, en revanche…

— Mais toi ! Toi ! Quand tu décides d’abandonner, tu ne fais pas dans les demi-mesures. Un agneau qui s’offre au couteau du boucher ! Pourquoi as-tu choisi ce serment-là ? Pourquoi ?

— Parce que c’était le seul qui pouvait à coup sûr empêcher Bryne de nous faire surveiller nuit et jour.

À moitié allongée sur le plancher du chariot, Siuan semblait énoncer une évidence et Leane paraissait l’approuver sans réserve.

— Tu prévois de ne pas tenir parole…, souffla Min après un moment de réflexion.

Elle aurait bien crié, tant elle était surprise, mais il y avait Joni, assis derrière la bâche, sur son banc. Même s’il avait l’ouïe fine, il n’avait pas pu entendre, n’est-ce pas ?

— Je prévois de faire ce qui s’impose, répondit Siuan, parlant elle aussi à voix basse. Dans deux ou trois jours, quand je serai sûre que personne ne nous surveille, nous filerons d’ici. Malheureusement, nous allons devoir voler des chevaux. Bryne doit avoir des écuries remplies de bonnes bêtes. Mais ce larcin me pèsera sur la conscience…

Min s’avisa que Leane ressemblait à un chat qui a encore de la crème sur les moustaches. À l’évidence, elle avait compris tout de suite, et c’était pour ça qu’elle avait récité le serment sans hésiter.

— Voler des chevaux pèsera sur ta conscience ? couina Min. Tu as l’intention de violer un serment que n’importe qui respecterait, à part un Suppôt des Ténèbres, et c’est un vol qui te tourmente ? Je ne peux pas croire ça de vous deux. C’est comme si je ne vous connaissais pas…

— Tu voudrais rester ici pour récurer des chaudrons ? demanda Leane, chuchotant comme ses compagnes. Alors que Rand est on ne sait où, avec ton cœur dans sa poche ?

Min enragea intérieurement. Elle aurait donné cher pour que les deux femmes ignorent qu’elle était amoureuse de Rand. Par moments, elle aurait été ravie de l’ignorer elle-même. Un homme qui s’apercevait à peine de son existence… Et quel homme, en plus de ça ! Sa véritable nature, au fond, comptait moins que son indifférence vis-à-vis de Min, mais en y réfléchissant bien, ça formait un tout cohérent.