Siuan soutint sans broncher le regard de son interlocuteur.
— C’est bien mon intention, dit-elle. Mais si tu veux partir, laisse-nous nos montures et va-t’en. Quand on ne veut pas ramer, il faut sauter du bateau et se résoudre à nager. On verra bien comment tu te vengeras, une fois seul…
Logain serra si fort les rênes de sa monture que Min entendit ses phalanges craquer. À force de contrôler sa colère, il finissait par trembler de la tête aux pieds.
— Je vais rester encore un peu, Mara. Un tout petit peu…
Un bref instant, Min vit briller autour de la tête de Logain une couronne or et bleu. Bien entendu, même si elles étaient informées du don de leur compagne, Siuan et Leane ne virent rien.
Min avait parfois des visions – des images et des auras liées à une personne bien précise. De temps en temps, elle parvenait à les interpréter. Telle femme allait se marier, tel homme mourrait bientôt… De petits ou de grands événements, parfois joyeux et parfois tristes… Ces visions n’avaient aucune logique, le sujet, l’endroit et le moment étant tout à fait aléatoires.
Les Aes Sedai et les Champions avaient systématiquement des auras, à l’inverse de la plupart des gens. Et savoir ce qu’elles signifiaient n’était pas toujours agréable…
Ayant déjà vu l’aura de Logain, elle connaissait sa signification. Un avenir glorieux ! Mais pour lui plus que pour n’importe quel autre homme, cela n’avait aucun sens. Son épée, sa veste et son cheval, il les avait gagnés en jouant aux dés – et peut-être pas très honnêtement. Il ne possédait rien d’autre et n’avait aucune perspective d’avenir, à part la vengeance promise par Siuan. Mais comment l’ancienne Chaire d’Amyrlin pourrait-elle tenir parole ? Ce seul nom, « Logain », équivalait à une sentence de mort. Cette vision n’avait aucun sens.
La bonne humeur de Logain revint sans raison apparente. Tirant de sa ceinture une bourse en laine grossière mais bien pansue, il la fit cliqueter à l’intention des trois femmes.
— J’ai un peu d’argent… Pendant un bon moment, nous n’aurons plus besoin de dormir dans des étables.
— Nous avons entendu parler de cet exploit, dit sèchement Siuan. J’aurais été bien bête d’attendre mieux de ta part…
— Considère ça comme une contribution à ta quête…
Siuan tendit la main, mais Logain raccrocha la bourse à sa ceinture avec un sourire moqueur.
— Je détesterais que tu te salisses les mains avec de l’argent volé, Mara ! Et comme ça, je n’aurai pas trop à m’inquiéter que vous me faussiez compagnie.
L’air assez furieuse pour casser un clou en deux entre ses dents, Siuan parvint à se maîtriser. Se dressant sur ses étriers, Logain sonda la route en direction de Kore-les-Sources.
— Je vois un troupeau de moutons et deux bergers, et ils approchent vite. Il est temps de filer. Quand ils découvriront votre évasion, ces gars courront la raconter partout. (Logain baissa les yeux sur Joni, toujours inconscient.) Et ils iront chercher de l’aide pour ce type. Je ne pense pas avoir tapé assez fort pour l’amocher…
Min en resta bouche bée. Décidément, Logain ne cessait jamais de la surprendre. Elle ne l’aurait jamais cru capable de se soucier une seconde d’un homme dont il venait de défoncer le crâne.
Siuan et Leane sautèrent en selle sans perdre de temps. L’ancienne Gardienne enfourcha la jument grise qu’elle avait baptisée Fleur de Lune, et sa compagne se hissa sur le dos de Bela, la petite jument à long poil. Piètre cavalière, Siuan n’avait guère progressé malgré des semaines de chevauchée, et elle se méfiait toujours de la placide Bela comme s’il s’était agi d’un fier destrier. Leane, elle, s’en tirait très bien avec sa monture.
Consciente d’être plus douée que Siuan mais beaucoup moins que Leane, Min enfourcha Rose Sauvage sans maladresse ni véritable grâce.
— Tu penses qu’il nous fera poursuivre ? demanda-t-elle tandis que le quatuor s’éloignait de Kore-les-Sources.
La question s’adressait à Siuan, mais ce fut Logain qui répondit :
— Le seigneur local ? Je doute qu’il vous juge assez importantes pour ça… Mais il peut quand même envoyer un homme et faire circuler votre description. Nous allons chevaucher le plus longtemps possible aujourd’hui, et recommencer demain.
À l’évidence, Logain se comportait comme s’il était le chef du groupe.
— Nous ne sommes pas assez importantes, c’est vrai, dit Siuan, très mal à l’aise sur sa selle.
Malgré l’appréhension que lui inspirait Bela, elle riva sur le dos de Logain un regard qui en disait long. S’il entendait contester son autorité, il trouverait à qui parler !
Min pria pour que Bryne les juge effectivement insignifiantes. S’il n’apprenait pas leurs véritables noms, il y avait des chances que ce soit le cas…
Logain talonnant son étalon, Min fit accélérer Rose Sauvage. En chevauchant, elle se força à penser à ce qui les attendait, pas à ce qu’elles venaient de vivre.
Glissant ses gantelets dans son ceinturon, Gareth Bryne prit sur son bureau le chapeau en velours aux bords relevés. Le dernier cri de la mode à Caemlyn. Le seigneur se fichant de la mode, Caralin s’en souciait à sa place, estimant qu’il devait être vêtu en fonction de sa haute position. Chaque matin, il trouvait donc les habits de soie et de velours qu’elle lui préparait.
Alors qu’il posait sur sa tête la toque rouge, Bryne aperçut son reflet dans une des fenêtres du bureau. Aussitôt, il se félicita que l’image soit si vague et si imprécise. Même en plissant les yeux, son chapeau anthracite et sa veste de soie grise brodée de fil d’argent au col et sur les manches ne ressemblaient en rien au casque et à l’armure dont il avait l’habitude. Mais le temps où il les portait était révolu. Et cette mascarade… Eh bien, ça lui permettait de meubler le temps, voilà tout…
— Seigneur Gareth, vous êtes sûr de vouloir faire ça ?
Se détournant de la fenêtre, Bryne regarda Caralin, qui se tenait debout de l’autre côté de la salle, près de son propre bureau où s’empilaient les grands livres comptables. Durant la très longue absence du seigneur, c’était elle qui avait géré le domaine. Et elle restait beaucoup plus compétente que lui en cette matière – bien trop, en fait, pour qu’il la décharge de cette responsabilité.
— Si vous les aviez envoyées travailler cher Admer Nem, comme le veut la loi, cette affaire ne vous concernerait plus.
— Certes, mais je n’ai pas tranché dans ce sens, et si c’était à refaire, je recommencerais. Tu sais comme moi que Nem et tous les mâles de sa tribu auraient harcelé ces pauvres filles nuit et jour. Par jalousie, Maigan et les autres femmes leur auraient empoisonné la vie – autant être jetées dans la Fosse de la Perdition. À supposer que les malheureuses n’aient pas fini par se noyer en tombant accidentellement dans un puits.
— Avec le temps qu’il fait, même Maigan ne souillerait pas un puits ainsi… Mais je vois ce que vous voulez dire, seigneur. Ces femmes ont eu un jour et une nuit pour fuir dans n’importe quelle direction. S’il est possible de les retrouver, envoyer des avis de recherche sera aussi rapide…
— Thad les débusquera…
Malgré ses soixante-dix ans passés, Thad était encore capable de pister le vent de la veille en pleine nuit et dans un champ de rochers. Et il s’était montré ravi de confier la briqueterie à son fils.
— Si vous le dites, seigneur…
De notoriété publique, Caralin et Thad s’entendaient comme chien et chat.
— Eh bien, quand vous ramènerez les fugitives, je n’aurai aucun mal à leur trouver un emploi au manoir.
Quelque chose dans le ton pourtant neutre de Caralin attira l’attention de Bryne. Une certaine satisfaction, peut-être… Depuis le jour de son retour, l’intendante avait engagé une légion de jolies servantes ou de filles de ferme toutes plus avides les unes que les autres d’aider leur seigneur à oublier ses malheurs.