— Ce sont des parjures, Caralin… Pour elles, je crains que ce soit les champs…
La moue presque imperceptible de Caralin confirma les soupçons de Bryne.
— Pour deux d’entre elles, c’est envisageable, seigneur Gareth. Mais la Domani… Tant de grâce gaspillée pour les travaux de la terre ? Alors qu’elle ferait merveille pour servir à table. Une jeune femme remarquablement belle, non ? Bien entendu, c’est vous qui déciderez.
Ainsi, Caralin avait fait son choix. Une jeune femme très jolie, en effet. Pourtant, elle était différente de toutes les Domani que Bryne avait rencontrées. Parfois un peu trop hésitante, et à certains moments un rien trop hardie. À croire qu’elle débutait dans l’art de séduire… Mais bien entendu, c’était impossible. En Arad Doman, dès le berceau, les mères entraînaient leurs filles à jouer avec les hommes comme s’ils étaient leurs marionnettes. De plus, la Domani n’avait pas été inefficace, loin de là. Si Caralin la lui avait présentée au milieu de son « lot » de servantes et de paysannes…
Oui, elle était très belle, vraiment.
Alors, pourquoi Gareth ne pensait-il pas sans cesse à elle ? Ou plutôt, pourquoi revoyait-il en boucle une paire de jolis yeux bleus ? Cette femme l’avait défié comme si elle regrettait de ne pas avoir une épée. Et bien que morte de peur, elle avait refusé de céder à sa panique. Mara Tomanes… Il aurait juré qu’elle était du genre à tenir parole, même sans serment.
— Je la ramènerai, marmonna Bryne, et je saurai pourquoi elle s’est parjurée.
— C’est sûr, seigneur ! Si vous me permettez, elle serait pour vous une femme de chambre idéale. Sela se fait un peu vieille. Monter et descendre l’escalier en pleine nuit chaque fois que vous voulez quelque chose, voilà qui commence à la fatiguer.
Bryne sursauta. De quoi parlait donc Caralin ? Oui, de la Domani… Décidément, son intendante se montrait très frivole. Mais au fond, était-il plus sérieux qu’elle ? En principe, un seigneur devait rester dans son fief pour prendre soin de ses gens. Cela dit, durant ses années d’absence, Caralin s’en était parfaitement bien sortie. Lui, il était familier des campements, des soldats et des campagnes – avec peut-être en plus une petite expérience des intrigues de cour. L’intendante avait raison. Il aurait été bien inspiré de déboucler son ceinturon d’armes, d’enlever ce ridicule chapeau et d’envoyer des messagers porteurs de la description des fugitives.
Oui, il aurait mieux fait, mais il ne le ferait pas !
— Garde un œil sur Admer Nem et sa tribu… Si tu n’es pas vigilante, ils te plumeront comme une oie.
— À vos ordres, seigneur…
Des mots pleins de respect, mais le ton… Caralin aurait tout autant pu lui dire d’aller apprendre la tonte des moutons à son grand-père. Amusé, le seigneur sortit en souriant sous cape.
En réalité, le « manoir » n’était rien de plus, ou presque, qu’une ferme géante. Un bâtiment de brique et de pierre à deux niveaux auquel des générations de Bryne avaient ajouté des extensions des plus anarchiques. La maison Bryne possédait ce domaine – à moins que ce ne fût le contraire, le domaine possédant la lignée – depuis que le royaume d’Andor avait émergé des ruines de l’empire d’Artur Aile-de-Faucon, quelque mille ans plus tôt. Au fil des siècles, les Bryne envoyaient leurs fils livrer des guerres pour la gloire du royaume. Gareth, lui, ne ferraillerait plus, mais il était quand même trop tard pour sa maison. Trop de guerres et de batailles… Dernier du nom, il n’avait ni femme ni enfants. À sa mort, la lignée s’éteindrait. Mais tout n’était-il pas destiné à disparaître au fil des rotations de la Roue du Temps ?
Dans la cour pavée du manoir, vingt hommes attendaient à côté d’autant de chevaux sellés. Des gaillards encore plus grisonnants que lui, quand il leur restait des cheveux. Mais de sacrés bons vétérans. Des hommes de troupe, des officiers et des porte-étendard qui avaient tous servi sous ses ordres à un moment ou à un autre de leur carrière.
Ancien porte-étendard en chef des Gardes Royaux, Joni Shagrin se tenait au premier rang, un bandage autour du crâne. Pourtant, ses filles, Bryne le savaient, avaient chargé leurs enfants de forcer grand-père à garder le lit. Parmi ces hommes, Joni était un des rares à avoir une famille, sur le domaine ou ailleurs. En majorité, ces braves avaient choisi de servir Gareth Bryne plutôt que de dilapider leur retraite dans des tavernes en racontant, ivres morts, des histoires qui n’intéresseraient personne, à part des vieux militaires comme eux.
Tous arboraient une épée sur le flanc et quelques-uns s’étaient munis de leur lance à pointe d’acier – une relique accrochée à un mur depuis des années. Derrière chaque selle, une couverture enroulée, des sacoches, une outre d’eau et une casserole complétaient l’équipement, comme si ces « guerriers » partaient en campagne et non à la poursuite de trois femmes coupables d’avoir fichu le feu à une étable. Mais il était tellement agréable de revivre le bon vieux temps, ou au moins de faire semblant.
Bryne se demanda si c’était également sa motivation. Car en réalité, il était bien trop vieux pour se lancer sur la piste de magnifiques yeux bleus nichés dans les orbites d’une femme assez jeune pour être sa fille. Et peut-être même sa petite-fille !
Non, je ne suis pas idiot à ce point ! se rassura-t-il.
Mais Caralin s’en tirait bien mieux quand il ne lui traînait pas dans les pattes.
Un hongre bai plutôt malingre déboula soudain au galop dans l’allée bordée de chêne qui conduisait à la route. Avant même que sa monture se soit arrêtée, le cavalier sauta au sol. Déséquilibré, il faillit s’étaler, mais réussit à tenir debout et à saluer son seigneur en se tapant du poing sur le cœur.
C’était Barim Halle, un ancien chef d’escouade qui avait servi sous les ordres de Gareth une demi-éternité plus tôt. Du genre sec et nerveux, la boule à zéro, il arborait des sourcils blancs broussailleux qui semblaient vouloir compenser son absence de cheveux et de barbe.
— On vous a rappelé à Caemlyn, capitaine général ?
— Non, répondit Bryne – un peu trop brusquement. Quelle mouche t’a piqué ? Arriver ici comme si tu avais à tes trousses toute la cavalerie du Cairhien !
Énervés par la présence du hongre épuisé, plusieurs chevaux renâclaient.
— Je n’ai jamais galopé si vite, seigneur, sauf quand nous pourchassions ces fanfarons. (Voyant que Bryne ne plaisantait pas, Barim reprit aussitôt son sérieux.) Seigneur, j’ai vu les chevaux dans la cour et supposé… (Bryne se rembrunissant, Barim décida de ne pas s’étendre sur le sujet.) En fait, j’ai moi aussi des informations. En visite chez ma sœur, à Braem-la-Nouvelle, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres.
Plus ancienne que le royaume d’Andor, Braem-la-Nouvelle – l’ancienne ayant été détruite durant les guerres des Trollocs, mille ans avant le règne d’Artur – était une ville frontalière de taille moyenne qui se dressait à l’est du domaine, sur la route reliant Caemlyn à Tar Valon. Bref, un lieu idéal pour glaner des informations, car cette voie commerciale, malgré l’actuelle attitude de Morgase, restait très fréquentée.
— Eh bien, je t’écoute, Barim !
— Seigneur, il faut d’abord que je trouve par où commencer… (Comme s’il faisait son rapport, Barim se redressa de toute sa hauteur.) Tout d’abord, le plus important, selon moi : on dit que Tear est tombée. Des Aiels ont conquis la Pierre, et l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée l’a bel et bien été. Touchée, je veux dire… Quelqu’un l’a brandie, rien que ça !
— Un Aiel ? lança Bryne, incrédule.
Un Aiel aurait préféré mourir plutôt que de toucher une épée. Durant la guerre des Aiels, il en avait plusieurs fois eu la confirmation. Cela dit, on racontait que Callandor n’était pas vraiment une épée. Quant à savoir ce que ça voulait dire, c’était une autre affaire…