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— Ça, on ne l’a pas précisé, seigneur. J’ai entendu des noms : Ran-quelque chose, et d’autres aussi… Mais les gens parlaient de cette affaire comme s’il s’agissait d’un fait accompli, pas de rumeurs… Un événement de notoriété publique.

Bryne plissa pensivement le front. Si cette histoire était vraie, ça signifiait que le Dragon s’était réincarné. Selon les prophéties, l’Ultime Bataille approchait et le Ténébreux serait bientôt libre. D’après les prédictions, le Dragon Réincarné sauverait le monde… et le détruirait. Une nouvelle assez stupéfiante pour justifier à elle seule le galop effréné de Halle, s’il avait mûrement réfléchi.

Mais le vétéran au visage tanné par le soleil n’en avait pas terminé :

— Les nouvelles en provenance de Tar Valon sont presque aussi importantes, seigneur. Il paraît qu’il y a une nouvelle Chaire d’Amyrlin. Elaida, l’ancienne conseillère de la reine…

Soudain mal à l’aise, Halle enchaîna aussi vite que possible, car Morgase était un sujet tabou. Même si Bryne ne l’avait jamais dit, tous les hommes liés au domaine le savaient.

— Siuan Sanche aurait été calmée puis exécutée. Et Logain serait mort aussi. Vous savez, ce faux Dragon que les Aes Sedai ont capturé puis apaisé l’an dernier. Les gens que j’ai entendus croyaient dur comme fer à ce qu’ils disaient. Certains étaient à Tar Valon au moment où tout ça s’est passé – en tout cas, ils l’affirmaient.

Logain ne comptait pas, même s’il avait provoqué une guerre au Ghealdan en prétendant être le Dragon Réincarné. Ces dernières années, il y avait eu abondance de faux Dragons. Mais Logain, au moins, avait été capable de canaliser le Pouvoir, avant que les Aes Sedai l’apaisent. Cela dit, il n’était pas le premier homme à qui ça arrivait. Et ces malheureux, qu’ils soient des faux Dragons ou de pauvres crétins tombés entre les mains de l’Ajah Rouge, ne survivaient jamais longtemps. Parce qu’ils perdaient l’envie de vivre, disait-on…

Siuan Sanche, en revanche… Bryne l’avait rencontrée une fois, trois ans plus tôt. Une femme qui exigeait l’obéissance sans s’embarrasser de donner des explications. Dure comme du vieux cuir, la langue acérée, elle avait l’amabilité d’un ours victime d’une rage de dents. En d’autres termes, quelqu’un qui aurait dû démembrer à mains nues toute personne menaçant de la destituer.

Le terrible châtiment qu’on nommait « être apaisé » s’appelait « être calmée » lorsqu’il s’agissait d’une femme. Un événement rarissime, dans ce dernier cas. Surtout pour une Chaire d’Amyrlin. En trois mille ans, seules deux dirigeantes avaient connu ce triste sort. À en croire la Tour Blanche, qui avait bien pu étouffer une vingtaine d’autres histoires semblables. Quand un événement ne leur plaisait pas, les Aes Sedai avaient un don particulier pour l’occulter. Mais après avoir calmé Siuan Sanche, pourquoi cette exécution ? D’après ce qu’on disait, les femmes coupées du Pouvoir ne survivaient pas longtemps non plus.

Tout ça ne sentait pas bon du tout. La Tour Blanche avait une kyrielle d’alliances secrètes, tout le monde le savait, et elle tirait dans l’ombre les ficelles de plusieurs cours, des dames et des seigneurs très puissants lui servant de marionnettes. Avec l’arrivée d’une nouvelle Chaire d’Amyrlin, surtout dans de telles conditions, certains « agents » risquaient de tirer sur leur laisse, histoire de mettre à l’épreuve la vigilance des Aes Sedai. Et dès que ce Ran-quelque chose aurait écrasé toute opposition à Tear – s’il tenait la Pierre, le plus gros du travail était déjà fait – il se mettrait en mouvement contre l’Illian ou le Cairhien. Mais à quelle vitesse pourrait-il agir ? Lèverait-on des armées contre lui, ou pour le servir ? Même s’il était le Dragon Réincarné, les maisons nobles ne se rangeraient pas toutes dans son camp, et les populations non plus.

Et si des querelles mineures éclataient parce que la tour…

— Vieux crétin…, marmonna Bryne.

Voyant Halle sursauter, il précisa :

— Non, je ne parlais pas de toi, mais d’un autre vieillard sénile.

Tout ça ne le regardait plus, voyons ! Sauf quand viendrait l’heure que la maison Bryne choisisse un camp. Une décision dont personne ne se soucierait beaucoup, à part pour savoir s’il fallait ou non l’attaquer. De tout temps, la maison n’avait jamais été très importante ni très puissante.

— Seigneur ? demanda Barim en regardant les cavaliers, autour de lui. Seigneur, vous pensez avoir besoin de moi ?

Sans demander pour quoi faire, ni quand, ni où… Décidément, Bryne n’était pas le seul à s’ennuyer à mourir à la campagne.

— Rejoins-nous quand tu te seras équipé… Pour commencer, nous allons nous diriger vers le sud, sur la route de Quatre Rois.

Barim salua puis s’éloigna au pas de course en tenant son cheval par la bride.

Bryne monta en selle puis donna à la colonne l’ordre de se mettre en branle. En rang par deux, les cavaliers remontèrent l’allée bordée de chênes.

Bien décidé à obtenir des réponses, Bryne se jura de saisir Mara par la peau du cou, si c’était nécessaire. Et de la secouer comme un prunier !

Lorsque les portes du palais royal d’Andor s’ouvrirent, laissant passer son carrosse, la Haute Dame Alteima ne put retenir un soupir de soulagement. Car jusqu’au dernier moment, elle avait redouté qu’elles restent fermées. Pour faire parvenir une missive à qui de droit, il lui avait fallu une petite éternité, et plus longtemps encore pour obtenir une réponse.

Sa dame de compagnie, une mince jeune fille qu’elle avait engagée à Caemlyn, se mit à glousser bêtement et à tressauter d’excitation à l’idée d’entrer enfin dans le saint des saints du royaume.

D’un coup de poignet, Alteima déploya son éventail et entreprit de se rafraîchir un peu. On étouffait, et le pire restait à venir, puisqu’on était encore loin de midi. Dire qu’elle avait toujours tenu le royaume d’Andor pour un pays au climat tempéré !

Une nouvelle fois, Alteima révisa en pensée le discours qu’elle entendait tenir.

Consciente d’être une belle femme, la Haute Dame savait en outre user à bon escient de ses grands yeux marron où certains voyaient à tort briller de l’innocence – voire une certaine forme de bienveillance. Ces « qualités » lui étaient bien entendu l’une et l’autre étrangères, mais le malentendu l’arrangeait bien, en particulier dans des circonstances comme celle-ci.

L’achat du carrosse avait quasiment épuisé les réserves d’or qu’elle avait pu emporter en quittant précipitamment Tear. Si elle voulait remonter la pente, il lui faudrait des amis puissants, et nul, en ce royaume, ne l’était plus que la femme qu’elle venait voir.

Dans une cour entourée de colonnes, le carrosse s’arrêta près d’une fontaine et un serviteur en livrée rouge et blanc accourut pour ouvrir la portière. Déjà concentrée sur son rendez-vous, Alteima n’accorda pas un regard à la cour, et encore moins au domestique. En revanche, elle vérifia une ultime fois sa mise. Constatant que sa robe de soie verte à haute encolure discrètement ornée de perles n’avait pas un faux pli, elle s’assura que la coiffe, elle aussi décorée de perles, d’où sa chevelure noire jaillissait pour cascader jusqu’à l’orée de ses reins était bien droite sur sa tête. Cinq ans plus tôt, durant une visite officielle, elle avait brièvement rencontré Morgase. Une femme à la puissante aura de pouvoir, aussi réservée et aussi imposante qu’on pouvait l’attendre d’une reine, mais également « comme il faut », du moins selon les critères andoriens. Un bonnet de nuit guindé, pour quiconque d’autre… Une rumeur courant en ville lui prêtait pourtant un amant – très impopulaire, semblait-il –, un détail qui ne collait pas avec le reste. Nonobstant cette contradiction, si la mémoire d’Alteima ne la trompait pas, la robe très stricte et l’absence de décolleté plairaient sûrement à la souveraine.