Dès que les semelles d’Alteima furent entrées en contact avec le sol, Cara, sa dame de compagnie, sauta à son tour du carrosse et courut s’assurer que la robe de sa maîtresse tombait à la perfection. Agacée, Alteima referma son éventail et l’abattit sèchement sur le poignet de la fille. Enfin, on ne faisait pas ce genre de chose dans une cour ! Reculant d’un bond, Cara – quel nom ridicule ! – se frotta le poignet avec un air de chien battu et des larmes dans les yeux.
Alteima eut une moue irritée. Cette idiote ne savait même pas comment réagir quand on la tançait gentiment. Inutile de s’aveugler, trop mal dégrossie, elle ne ferait pas l’affaire. Mais une dame, surtout si elle entendait se distinguer des autres réfugiés qui grouillaient dans ce royaume, devait absolument avoir une servante. C’était vital !
En chemin, Alteima avait vu des hommes et des femmes travailler sous un soleil de plomb – voire mendier dans les rues. Des malheureux vêtus de haillons qui étaient naguère une tenue de noble du Cairhien – à ce propos, elle pensait avoir reconnu une ou deux de ses anciennes relations.
Devait-elle engager une de ces femmes ? Au fond, qui pouvait mieux connaître le comportement qu’on était en droit d’attendre d’une dame de compagnie ? Étant tombées si bas – travailler de ses mains, quelle horreur ! –, les grandes dames déchues sauteraient sûrement sur l’occasion. Au fond, avoir pour domestique une ancienne « amie » pouvait se révéler très amusant. Mais pour l’instant, il allait falloir faire avec Cara. Une fille du cru, maladroite et vulgaire, qui risquait d’indiquer un peu trop clairement qu’Alteima, sans en être encore réduite à la mendicité, avait connu des jours considérablement meilleurs.
— T’ai-je fait mal, Cara ? demanda la Haute Dame avec une bienveillance feinte. Reste donc dans le carrosse pour soigner ton poignet. Je suis sûre que quelqu’un finira par t’apporter un peu d’eau fraîche.
Devant l’imbécile gratitude qui s’afficha sur le visage de Cara, Alteima crut un instant être victime d’un mirage.
Le serviteur qui avait ouvert la portière, parfaitement formé, lui, garda les yeux rivés dans le vide. Connaissant les domestiques, Alteima ne douta pourtant pas que sa « générosité » serait bientôt connue et vantée dans tout le palais.
Superbe dans son uniforme des Gardes de la Reine, un grand jeune homme vint se camper devant la visiteuse. Une main sur le pommeau de son épée, il s’inclina très civilement.
— Je suis le lieutenant Tallanvor, Haute Dame… Si vous voulez bien me suivre, je vous escorterai jusqu’à la salle où la reine Morgase vous recevra.
Alteima accepta le bras que lui tendit galamment le militaire. Sinon, elle ne lui accorda pas une once d’attention. À part les généraux et les seigneurs, les soldats ne l’intéressaient pas.
Tandis que Tallanvor la guidait dans des couloirs grouillant de domestiques des deux sexes qui couraient dans tous les sens – mais sans oser barrer le passage à une Haute Dame, bien entendu – Alteima étudia discrètement les riches tentures, les coffres et les cabinets incrustés d’ivoire, les coupes et les vases en or ou en argent et une impressionnante collection de porcelaines du Peuple de la Mer. En matière de richesse – en tout cas, de richesse exhibée – le palais d’Andor était derrière la Pierre de Tear, mais le pays lui-même restait très prospère, et peut-être même plus que la patrie d’Alteima.
Un seigneur plus âgé qu’elle – préférablement un rien sénile ou infirme, donc très facile à manipuler pour une jeune femme – serait un don du ciel. À condition, bien sûr, qu’il possède un très grand domaine. En tout état de cause, ce serait un bon début, avant d’avoir pu déterminer où étaient exactement les leviers du pouvoir dans ce pays.
Les quelques mots échangés jadis avec Morgase ne faisaient pas une très belle introduction. Par bonheur, Alteima détenait un bien précieux que toute reine digne de ce nom ne pouvait que convoiter.
Des informations !
Après un interminable trajet, Tallanvor fit entrer la visiteuse dans un grand salon au très haut plafond peint en bleu pour représenter le ciel, des oiseaux et des nuages renforçant l’illusion. Devant la grande cheminée de marbre blanc, des fauteuils sculptés et dorés à l’or fin reposaient sur un tapis rouge et or. Non sans amusement, Alteima nota que c’était un produit de l’artisan de son pays.
— Majesté…, dit Tallanvor d’une voix soudain rauque, comme vous me l’avez ordonné, voici la Haute Dame Alteima de Tear.
D’un geste, Morgase fit signe à l’officier qu’il pouvait se retirer.
— Sois la bienvenue, Alteima. Je suis contente de te revoir. Mais je t’en prie, assieds-toi en face de moi.
Avant de prendre place, Alteima esquissa une révérence et murmura quelques remerciements. En réalité, la jalousie lui tordait les boyaux. Dans son souvenir, Morgase était une belle femme. La revoir en chair et en os montrait à quel point la mémoire pouvait altérer les choses. En fait, la reine était une femme fantastiquement belle – une rose tellement épanouie qu’elle en faisait pâlir toutes les autres fleurs. Pas étonnant que le jeune officier soit reparti d’un pas tremblant ! À ce propos, son absence était une chance, car Alteima aurait détesté le voir comparer les deux « fleurs » présentes en rejetant l’une pour vénérer l’autre.
Si sa beauté était intacte, Morgase avait cependant changé. Par la Grâce de la Lumière, reine d’Andor, Protectrice du royaume et du peuple et Grande Chaire de la maison Trakand, la belle Morgase, d’ordinaire si réservée et convenable, portait une robe de soie blanche brillante au décolleté assez plongeant pour offenser la pudeur d’une fille de taverne du port de Tear. Comme si ça ne suffisait pas, le vêtement était assez moulant pour convenir à une cocotte du Tarabon. À l’évidence, les rumeurs n’en étaient pas. Morgase avait bel et bien un galant. Et ses efforts vestimentaires indiquaient qu’elle faisait tout pour plaire à Gaebril, alors qu’elle aurait normalement dû exiger qu’il fasse tout pour lui plaire.
Ainsi vêtue, Morgase conservait une aura de pouvoir et une présence imposante – mais en mode plus mineur, en quelque sorte.
Alteima se félicita d’avoir choisi une robe des plus austères. Une femme énamourée à ce point pouvait piquer une crise de jalousie pour un détail insignifiant, voire pour rien du tout. Si elle rencontrait Gaebril, la Haute Dame entendait lui manifester toute l’indifférence que les convenances lui autoriseraient. Le simple soupçon de vouloir voler son amoureux à la reine risquait de lui valoir le nœud coulant de la potence, alors qu’elle était seulement en quête d’un vieux et riche mari. Mais pour être honnête, elle aurait agi exactement comme la reine…
Une femme en livrée rouge et blanc vint servir un excellent cru du Murandy dans des coupes de cristal ornées du Lion d’Andor. Lorsque Morgase prit une des coupes, Alteima remarqua qu’elle portait la bague au serpent de la Tour Blanche. Un bijou arboré par les Aes Sedai et par certaines femmes qui, à l’instar de la reine, avaient suivi une formation à Tar Valon sans devenir pour autant des sœurs. Depuis près de mille ans, toutes les souveraines d’Andor sacrifiaient à cette tradition.
On murmurait pourtant que les liens entre Morgase et la Tour Blanche s’étaient distendus. De fait, l’impopularité croissante des Aes Sedai, dans la population, aurait pu être étouffée dans l’œuf si la reine avait voulu qu’il en soit ainsi. Dans ce cas, pourquoi portait-elle toujours la bague ? Avant d’avoir obtenu la réponse, Alteima aurait tout intérêt à se montrer prudente sur le sujet…
La domestique alla se placer au fond de la pièce. Hors de portée d’oreille, mais assez près pour surveiller le niveau des coupes et faire le service.