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— Comment vas-tu depuis notre rencontre, Alteima ? demanda Morgase après avoir bu une gorgée. Et ton mari, il se porte bien ? Est-il à Caemlyn avec toi ?

Alteima comprit qu’elle allait devoir improviser. Ignorant que Morgase la savait mariée, elle avait préparé un discours qui ne tenait plus la route. Mais la vivacité d’esprit était depuis toujours une de ses qualités.

— Tedosian allait bien la dernière fois que je l’ai vu… (Lumière, pourvu qu’il crève bientôt ! Bon, improvisons, puisqu’il le faut !) Il se demandait s’il allait se ranger du côté de Rand al’Thor, un abîme au bord duquel il est dangereux de se tenir. Savez-vous que des seigneurs ont été pendus comme de vulgaires brigands ?

— Rand al’Thor…, répéta Morgase. Je l’ai rencontré, et il n’avait pas l’air de quelqu’un qui prétendrait un jour être le Dragon Réincarné. Un jeune berger terrifié tentant de cacher sa peur, voilà ce que j’ai vu. Pourtant, en y repensant, il semblait chercher à fuir quelque chose… ou quelqu’un. Elaida m’avait mise en garde contre lui.

Morgase ne sembla pas s’apercevoir qu’elle avait prononcé sa dernière phrase à voix haute.

— Elaida n’était-elle pas votre conseillère, à l’époque ?

Bien entendu, Alteima connaissait la réponse. Une rupture entre Morgase et la tour ? Franchement ça semblait improbable. Mais elle devait en avoir le cœur net.

— L’avez-vous remplacée, maintenant qu’elle est la Chaire d’Amyrlin ?

Morgase revint d’un coup au présent et à la réalité.

— Sûrement pas ! (La reine s’adoucit de nouveau.) Elayne, ma fille, est en formation à la tour. Et elle compte déjà parmi les Acceptées.

Alteima s’éventa d’abondance en espérant que de la sueur ne perlait pas sur son front. Si Morgase ne savait pas elle-même où elle en était par rapport à la tour, le terrain devenait vraiment très glissant. Si glissant, même, que la Haute Dame risquait une chute vertigineuse dans un gouffre.

Par bonheur, Morgase vint à son secours.

— Tu as dit que ton mari s’interrogeait au sujet de Rand al’Thor. Quelle est ta position ?

Alteima faillit en soupirer de soulagement. Avec Gaebril, Morgase se comportait comme une fille de ferme naïve, mais dès qu’on en venait à la politique et aux dangers que courait son royaume, elle reprenait ses esprits.

— Dans la Pierre de Tear, j’ai eu l’occasion de l’étudier de près… (Une bonne façon de planter la graine, s’il fallait la planter.) Il peut canaliser le Pouvoir, et un homme qui en est capable doit être redouté dans tous les cas. Cela dit, il est bien le Dragon Réincarné, ça ne fait aucun doute. La Pierre est tombée, et Rand al’Thor a brandi Callandor. Les prophéties… Majesté, je crains de devoir laisser ce sujet à des gens plus compétents que moi. Je n’ai qu’une certitude : rester dans un pays dirigé par le Dragon Réincarné me terrorise. Même une Haute Dame de Tear ne peut se targuer d’avoir le courage de la reine d’Andor.

Morgase coula à Alteima un regard qui lui fit redouter d’avoir dépassé la frontière séparant la flatterie de la flagornerie. Par bonheur, la reine se laissa aller sur son siège et sirota son vin – un bon signe, si elle se détendait…

— Parle-moi de Rand al’Thor, dit-elle. Cet homme qui est censé nous sauver… et nous détruire en le faisant.

Voilà, c’était gagné ! Enfin, presque…

— Pouvoir ou non, c’est un homme dangereux. Un lion semble indolent, presque endormi, jusqu’au moment où il charge. Alors, on découvre sa vitesse et sa puissance. Rand al’Thor n’est pas indolent, plutôt innocent, et il ne semble pas endormi mais simplement naïf. Cela dit, quand il charge… Il ne respecte ni les personnes ni leur position, et quand je dis que des seigneurs ont été pendus, c’est la stricte vérité. Il est le héraut de l’anarchie, Majesté. Selon ses nouvelles lois, un Haut Seigneur ou une Haute Dame, chez moi, peuvent désormais être traduits en justice. Imaginez-vous qu’ils risquent une amende, voire un pire châtiment, sur la foi des accusations du moindre paysan ou de quelque minable pêcheur. En outre…

Alteima s’en tint à la vérité telle qu’elle la voyait. Dans les cas d’urgence, elle pouvait être sincère avec l’aisance qu’elle mettait en général à mentir. Savourant son vin, Morgase l’écoutait avec ce qui aurait pu passer pour une nonchalance vexante. En vérité, elle ne manquait pas un seul mot, gravant tout dans sa mémoire.

— Comprenez bien, conclut Alteima, que je viens de survoler le sujet. Car il me faudrait des heures pour détailler les faits et méfaits de Rand al’Thor…

— Tu auras le temps qu’il faut, assura Morgase.

Alteima jubila intérieurement. Là, c’était vraiment gagné !

— Est-il vrai qu’il a conquis la Pierre avec des Aiels ?

— Oui, Majesté ! Des barbares qui se voilent le visage la moitié du temps, les femmes aussi avides que les hommes de tuer tout ce qui bouge. Ils le suivaient comme s’ils étaient ses chiens, terrorisaient tout le monde et pillaient sans vergogne la Pierre.

— J’ai cru qu’il s’agissait de rumeurs… Ce n’aurait pas été les premières, mais les Aiels n’étaient pas sortis de leur désert depuis la récente guerre… Le monde n’avait sûrement pas besoin que Rand al’Thor nous ramène ce fléau ! Mais tu as parlé au passé. Ils sont repartis ?

— Oui, juste avant mon départ. Et al’Thor s’en est allé avec eux.

— Vraiment ? J’avais peur qu’il soit déjà au Cairhien et…

— Tu as une invitée, Morgase ? lança une voix masculine. On aurait dû me prévenir, afin que je puisse la saluer.

Un homme de haute taille entra dans la pièce, sa veste de soie rouge brodée peinant à contenir ses épaules massives et ses pectoraux saillants. Même sans le sourire radieux de Morgase, Alteima aurait deviné qu’il s’agissait du seigneur Gaebril. À part lui, qui aurait osé faire intrusion ainsi dans le salon privé ?

D’un geste, et sans demander la permission à la reine, il congédia la domestique.

Les tempes argentées, Gaebril était un homme à la sombre beauté et à la présence imposante. En ayant vu d’autres, Alteima l’accueillit d’un sourire qui aurait mieux convenu pour un vieil oncle désargenté et sans influence. C’était certes un splendide étalon, mais même s’il n’avait pas appartenu à Morgase, Alteima n’aurait pas tenté de le manipuler, sauf en cas d’absolue nécessité. Son aura de pouvoir semblait surpasser celle de la reine, et ce n’était pas peu dire…

S’arrêtant près de Morgase, Gaebril posa une main sur son épaule nue. Loin de s’offusquer de cette familiarité, la souveraine résista de justesse à l’envie d’appuyer sa joue sur la main de son galant.

Mais Gaebril dévisageait Alteima. Pourtant habituée au regard des hommes, la jeune femme se sentit mal à l’aise, comme si on violait son intimité.

— Vous venez de Tear ? demanda Gaebril.

Au son de cette voix, Alteima frissonna jusque dans la moelle de ses os, comme si on venait de la jeter dans une mare d’eau glacée. Bizarrement, elle se sentit en même temps bien moins tendue.

Voyant que son invitée ne parvenait pas à recouvrer sa voix, Morgase répondit à sa place :

— Je te présente la Haute Dame Alteima, Gaebril. Elle m’en a appris très long sur le Dragon Réincarné. Sais-tu qu’elle était présente dans la Pierre lors de sa chute ? Les Aiels étaient vraiment là…

D’une pression de la main, Gaebril intima le silence à Morgase. Un instant, de la contrariété passa dans le regard de la reine, mais cela ne dura pas et elle sourit béatement au fringant seigneur.

Toujours tétanisée par le regard de Gaebril, Alteima poussa un petit cri de détresse.

— Morgase, fit Gaebril, cette conversation t’a fatiguée, j’en suis sûr. Tu te surmènes ! Va donc dormir un peu dans ta chambre. Allons, file ! Je te réveillerai quand tu te seras assez reposée.