Sans cesser de sourire, Morgase se leva docilement.
— Oui, dit-elle, le regard légèrement vitreux, je crois que je vais faire une sieste.
Sur ces mots, la reine sortit du salon sans un regard pour Alteima. Concentrée sur Gaebril, la Haute Dame ne s’en aperçut même pas. Le cœur battant la chamade, le souffle court, elle aurait juré n’avoir jamais rencontré un homme aussi beau, aussi fort, aussi puissant…
Les superlatifs déferlaient dans son esprit tel un torrent.
Sans s’intéresser non plus à la sortie de Morgase, Gaebril s’assit dans le fauteuil qu’elle venait de quitter, les jambes confortablement tendues et les pieds croisés.
— Dis-moi pourquoi tu es venue à Caemlyn, Alteima, demanda-t-il, passant au tutoiement. Je veux toute la vérité, mais condensée. Si je désire des détails, tu me les fourniras plus tard.
Frissonnant toujours de la tête aux pieds, la Haute Dame répondit sans hésiter :
— J’ai tenté d’empoisonner mon mari, Tedosian, et j’ai dû fuir avant qu’il essaie de me tuer avec l’aide de cette truie d’Estanda. Rand al’Thor comptait ne pas les en empêcher, histoire de faire un exemple.
L’angoisse serra le cœur d’Alteima. Pas parce qu’elle avouait son secret le plus honteux, mais parce qu’elle redoutait que Gaebril, un homme à qui elle voulait plaire à tout prix, la chasse du palais d’un geste négligent de la main. Mais il voulait la vérité…
— J’ai choisi Caemlyn parce que je déteste l’Illian. Même si le royaume d’Andor ne se porte pas très bien, le Cairhien, lui, est au bord de la ruine. Je suis en quête d’un riche mari, ou au moins d’un protecteur susceptible de…
Amusé, Gaebril leva une main pour interrompre la Haute Dame.
— Une jolie tigresse, mais sacrément vicieuse… Assez jolie, cependant, pour qu’on la garde, une fois ses griffes et ses crocs arrachés. (Gaebril se rembrunit.) Dis-moi tout ce que tu sais sur Rand al’Thor, et plus particulièrement sur ses amis – s’il en a –, ses compagnons et ses alliés.
Alteima parla jusqu’à ce qu’elle ait la gorge sèche, sa voix devenant éraillée. Bien qu’assoiffée, elle attendit que l’homme lui ordonne de boire pour vider sa coupe de vin. Ensuite, elle reprit son discours.
Elle pouvait plaire à cet homme. Morgase n’avait qu’à bien se tenir !
Surprises de voir leur maîtresse à cette heure de la matinée, les servantes qui s’affairaient dans la chambre de Morgase se fendirent à la hâte de révérences et de courbettes. Après les avoir congédiées, la reine s’allongea tout habillée et passa un moment à contempler les sculptures dorées à l’or fin des montants du lit. Non des Lions d’Andor, mais des roses. À cause de la Couronne de Roses d’Andor, bien sûr. Mais surtout parce qu’elle préférait les fleurs aux fauves.
Cesse de t’entêter ! se tança-t-elle.
Puis elle se demanda pourquoi elle venait de penser ça. Elle avait dit à Gaebril qu’elle était fatiguée, et… Ou était-ce lui qui le lui avait dit ? Non, impossible ! Aucun homme ne dictait son comportement à la reine d’Andor.
Gareth…
Pourquoi songeait-elle à Gareth Bryne ? Lui, il ne lui avait jamais dit que penser ou que faire. Le capitaine général de la Garde obéissait à la reine, pas l’inverse. Mais Gareth était du genre têtu – un homme capable de camper sur ses positions jusqu’à ce qu’elle ait changé d’avis.
Pourquoi est-ce que je pense à lui ? J’aimerais tant qu’il soit là…
Quelle idée ridicule ! Ne l’avait-elle pas banni de la cour parce qu’il lui résistait ? Sur quel sujet ? Eh bien, elle avait oublié, mais quelle importance ? Il lui avait résisté !
Désormais, les sentiments qu’elle avait éprouvés pour lui semblaient lointains comme s’il était parti depuis des années. Pourtant, ça ne remontait pas à si longtemps.
Cesse de t’entêter !
Fermant les yeux, Morgase sombra dans un sommeil peuplé de cauchemars où elle tentait sans cesse de fuir une menace invisible.
2
Rhuidean
À Rhuidean, au dernier étage d’un très haut bâtiment, Rand al’Thor se tenait devant une grande fenêtre dont la vitre, ou ce qui en avait tenu lieu, brillait depuis longtemps par son absence. En bas, les ombres s’allongeaient très nettement vers l’est. Derrière Rand, une harpe de barde jouait une douce mélodie. Dès que de la sueur perlait sur le visage du jeune homme, elle se volatilisait en un clin d’œil. Pour lutter contre la chaleur, Rand avait ouvert sa veste rouge brodée imbibée de transpiration dans le dos et déboutonné la chemise qu’il portait dessous. Dans le désert des Aiels, la nuit était glaciale. Le jour, en revanche, même la brise n’avait rien de rafraîchissant.
Rand ayant les mains levées et appuyées à l’encadrement de la fenêtre, les manches de sa veste tombaient assez vers le bas pour révéler les deux étranges dessins qui ornaient ses avant-bras. Deux créatures jumelles à la crinière de lion et au corps de reptile couvert d’écailles rouge et or et muni de quatre pattes terminées par cinq griffes d’or. Il ne s’agissait pas de tatouages, mais d’une part de lui-même – comme si, après s’être fondus à sa peau, ces monstres brillant tel du métal précieux et des gemmes étaient presque devenus des entités vivantes.
Pour le peuple qui résidait de ce côté de la chaîne nommée le Mur du Dragon – ou la Colonne Vertébrale du Monde – ces marques indiquaient qu’il avait en face de lui Celui qui Vient avec l’Aube. Comme les hérons gravés au fer dans ses paumes – mais pour ceux qui vivaient de l’autre côté de la chaîne – ces symboles annoncés par les prophéties signifiaient que Rand était bel et bien le Dragon Réincarné.
Pour les deux côtés, un élu destiné à unifier, à sauver… et à détruire.
Un avenir et des surnoms dont Rand se serait bien passé, s’il avait eu le choix. Mais le temps où il l’avait, en supposant qu’il l’ait eu un jour, était très largement révolu et il ne se torturait plus l’esprit à y penser. Et s’il contrevenait à cette règle, en de très rares occasions, c’était avec la fugace mélancolie d’un homme qui garde en mémoire un rêve insensé de son enfance.
Comme s’il n’avait pas été encore assez près de l’enfance pour s’en remémorer jusqu’au moindre détail…
Réaliste, Rand tentait de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Même si sa mission et son destin le gardaient sur le droit chemin, comme les rênes d’un cheval, on l’avait souvent accusé d’être trop indépendant – une « tête de pioche », pour tout dire. Certes, il devrait atteindre le bout du chemin, mais s’il y arrivait en suivant un autre itinéraire, ce ne serait pas nécessairement le bout. Au moins, il y avait une minuscule chance qu’il en soit ainsi.
Minuscule ? Non, inexistante ! Les prophéties exigeaient qu’il verse son sang.
À ses pieds s’étendait Rhuidean, une cité inachevée cuite et recuite par un soleil qui restait de plomb alors qu’il sombrait déjà à moitié derrière des montagnes presque totalement dépourvues de végétation. Terre aride et hostile où des hommes s’entre-tuaient pour la possession d’un point d’eau qu’un seul pas suffisait à traverser, le désert des Aiels était le dernier endroit au monde où on se serait attendu à trouver une mégalopole. Bien que ses bâtisseurs n’aient jamais terminé le travail, les myriades de bâtiments d’une incroyable hauteur – parfois inclinés selon des angles improbables – laissaient imaginer ce qu’aurait été la cité, si le destin n’en avait pas décidé autrement. Certains palais de sept ou huit étages n’étaient pas couronnés par une toiture mais se terminaient sur l’ébauche parfaitement reconnaissable d’un niveau supplémentaire. Les nombreuses tours étaient encore plus hautes, mais également tronquées, ou dotées seulement d’une moitié de sommet.