Dans la cité, un bon quart des immenses structures étaient désormais en ruine, leurs somptueuses colonnes et leurs grandes fenêtres à vitraux appartenant depuis des lustres au passé. Dans les rues qui séparaient encore ces tas de gravats, des zones non pavées attendaient toujours les arbres qu’on aurait dû y planter. Quant aux innombrables et splendides fontaines, elles étaient asséchées depuis des siècles et des siècles.
Tant d’efforts inutiles, de bâtisseurs morts avant d’avoir pu achever leur œuvre… Un gâchis ? Parfois, Rand se disait que cette mégalopole avait été mise en chantier seulement pour qu’il la découvre un jour. Une sorte de consolation…
Pour qui te prends-tu ? pensa-t-il. Pour être si orgueilleux, un homme doit avoir à moitié perdu la raison…
Rand ne put s’empêcher de ricaner. Les hommes et les femmes qui étaient venus ici si longtemps auparavant avaient pour compagnie des Aes Sedai qui connaissaient Le Cycle de Karaethon, également appelé les Prophéties du Dragon. Ou qui l’avaient peut-être même écrit, ce cycle… Comment savoir ?
Oui, tu as vraiment la tête qui enfle…
Au pied du bâtiment où se trouvait Rand s’étendait une esplanade, presque recouverte d’un linceul d’ombre à cette heure, jonchée de tout un bazar de statues, de sièges en cristal et autres artefacts en verre, en métal ou en pierre, auxquels Rand aurait été bien incapable de donner un nom. Un dépotoir géant, comme si ces débris avaient été déposés là par une tempête.
Les ombres du crépuscule n’apportant encore qu’une fraîcheur toute relative, des hommes en vêtements grossiers – pas des Aiels – suaient sang et eau pour charger dans des chariots les objets choisis par une petite et frêle jeune femme en robe de soie bleue immaculée. Les épaules et le dos bien droits, elle papillonnait d’un endroit à un autre comme si l’écrasante chaleur n’avait aucun effet sur elle. Voyant qu’elle avait un bandeau humide noué autour du crâne, Rand comprit qu’elle refusait de montrer que la touffeur ambiante l’affectait aussi. Pour renforcer l’illusion, il aurait parié qu’elle ne transpirait pas.
Le chef des hommes de peine, un colosse brun nommé Hadnan Kadere, prétendait être un colporteur. Vêtu d’une tenue en soie couleur crème constellée de taches de sueur, il s’épongeait en permanence le front avec un mouchoir tout en insultant copieusement ses conducteurs de chariot et ses gardes du corps reconvertis en débardeurs. Cela dit, il obéissait au doigt et à l’œil à la femme, exactement comme eux.
Pour imposer leur volonté, les Aes Sedai n’avaient jamais eu besoin d’être grandes et fortes. Mais même si elle n’avait jamais fréquenté la Tour Blanche, Moiraine aurait excellé dans cet exercice, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute.
Dans un coin, deux hommes tentaient de manipuler ce qui semblait être un portique de pierre rouge bizarrement distordu. En effet, les coins ne semblaient pas se joindre correctement et l’œil refusait en quelque sorte de suivre sur toute leur longueur les parties droites. Posé sur sa base, cet étrange objet acceptait de pivoter sur lui-même, mais il s’obstinait à ne pas s’incliner d’un pouce.
Perdant l’équilibre, un des deux hommes bascula en avant et traversa à moitié le portique.
Rand se tendit comme un arc. La moitié supérieure de son corps disparaissant comme si elle avait cessé d’exister, le pauvre type, paniqué, battit désespérément des jambes pour s’arracher à ce piège.
Lan accourut, saisit le malheureux par la ceinture et le tira en arrière. Champion de Moiraine, Lan était lié à elle d’une manière subtile qui dépassait la compréhension de Rand. À part ça, c’était un grand gaillard dur comme l’acier qui se déplaçait avec la discrétion et la puissance contenue d’un loup en approche, exactement comme les Aiels. Et l’épée qui battait son flanc était bel et bien une partie de lui-même, si éculée que cette image ait pu paraître au premier abord.
Laissant tomber sur le sol l’homme qu’il venait de sauver, Lan s’éloigna sans lui accorder une once d’attention. Malgré la distance, Rand capta les beuglements de terreur du miraculé, et il vit que ses compagnons étaient tous à un cheveu de détaler.
Ceux qui avaient tout vu de très près se regardaient, s’interrogeant sur leurs chances de se défiler sans être vus.
Moiraine se matérialisa au milieu d’eux – en s’aidant du Pouvoir de l’Unique, peut-être bien – et les passa en revue l’un après l’autre. Bien qu’il fût très loin, Rand crut entendre les ordres qu’elle donnait avec un glacial et trompeur détachement – une manière de souligner que l’idée même de lui désobéir était une dangereuse fantaisie. En quelques minutes, elle vint ainsi à bout des réticences de son équipe de débardeurs, tous retournant au travail la queue entre les jambes.
Les deux types chargés du portique se remirent à tirer dans tous les sens. Regardant Moiraine du coin de l’œil quand ils pensaient qu’elle ne les surveillait pas, ils comprirent vite que rien n’échappait à cette femme-là. Et malgré sa taille, elle pouvait avoir l’air encore plus dur que Lan, quand ça s’imposait…
Pour ce que Rand en savait, tous les « débris » étaient en réalité des angreal, des sa’angreal ou des ter’angreal fabriqués avant la Dislocation du Monde pour célébrer le Pouvoir de l’Unique ou l’utiliser de façons diverses et variées. Des artefacts conçus avec l’aide du Pouvoir, ce n’était pas douteux, même si les Aes Sedai actuelles auraient été incapables d’imiter cet exploit.
Rand avait bien plus que sa petite idée sur l’usage du portique distordu. Un portail donnant sur un autre monde, tout « simplement »… Pour le reste, il donnait sa langue au chat, comme tout le monde. Désirant que la Tour Blanche puisse étudier ces trésors, Moiraine travaillait d’arrache-pied afin d’en emporter le plus possible en partant. Bien qu’elle fût censée détenir la plus grande et plus riche collection du monde, il se pouvait tout à fait qu’on trouve à la tour moins d’artefacts que dans cette gigantesque décharge publique. Sachant que les Aes Sedai ignoraient déjà l’utilité d’une bonne partie de leur « patrimoine », elles risquaient d’avoir du pain sur la planche…
Pour sa part, Rand se moquait éperdument des objets qu’on jetait dans des chariots et de ceux qui restaient en plan. Dans ce bazar, il avait déjà fait ses emplettes – et même trouvé plus de choses qu’il l’aurait voulu, en un sens.
Au centre de l’esplanade, près des restes calcinés d’un arbre haut de quelque cent pieds, se dressait une petite forêt de colonnes de verre aussi hautes que le végétal et si fines qu’on aurait pu redouter que le premier souffle de vent les renverse comme des quilles. Même si le linceul d’ombre commençait à les envelopper, ces tours restituaient la lumière du soleil en une myriade d’étincelles aveuglantes. Des siècles durant, des Aiels mâles étaient entrés dans cette forêt de cristal pour en sortir marqués comme Rand, mais sur un seul bras – le symbole des chefs de tribu.
Pour en sortir ou pas, car la survie n’était jamais assurée.
Afin de devenir des Matriarches, les Aielles aussi devaient entrer dans la cité. Personne d’autre n’avait le droit de s’y aventurer. Et en cas de violation de cette règle, c’était la mort garantie.
Selon les Matriarches, un homme pouvait aller une fois à Rhuidean, et une femme deux… C’était encore vrai quelques jours plus tôt. À présent, il s’agissait d’une ville ouverte.
Des centaines d’Aiels arpentaient les rues et ils occupaient les bâtiments en nombre sans cesse croissant. Chaque jour, les zones non pavées se transformaient en potagers où on plantait des haricots, des courges ou du zemai. Pour les arroser, on allait plonger son seau dans le tout nouveau lac qui occupait toute la partie sud de la vallée – la seule étendue d’eau de ce genre dans le désert.